Tout prenait des proportions :

l’affaire de la soupe de poulet

     A ce stade, mon mari ne pouvait déjà plus manger n’importe quel aliment. Il était animé d’un profond désir de guérir. Car, s’il était parvenu à recouvrer la santé, il aurait pu vivre comme il l’entendait. En outre, il voyait que de nombreuses personnes souhaitaient sa guérison et affirmaient que sa présence leur était indispensable, qu’elles avaient besoin de l’influence qu’il exerçait sur elles. Pour toutes ces raisons, mon mari s’efforçait de se plier à tout ce qui pouvait contribuer à sa guérison.

     Le médecin avait demandé à mon mari de prendre de la soupe de poulet. Là-bas, il s’agissait d’un véritable problème, acheter un poulet, le conduire chez le Cho’het, puis le cuisiner. Chacune de ces étapes constituait une tâche immense.

     C’est Hirsch Rabinov(191) qui faisait tout ce qui était nécessaire pour cela et il nous apportait la volaille prête. Pour se rendre de sa maison à la nôtre, il fallait traverser un pont et escalader une colline, mais il n’a pas manqué une seule fois de venir chez nous, deux fois par jour, parfois même trois. Et, il repartait de chez nous vers une ou deux heures du matin.

     Quand il apportait le poulet, il fallait encore le chauffer et, bien souvent, nous n’avions pas d’allumettes pour allumer un feu dans le four qui se trouvait dans la cour de la maison. Nous n’étions pas les seuls à subir le manque d’allumettes.

     En pareil cas, on prenait une page de journal que l’on roulait pour en faire un cornet, on traversait la rue pour se rendre chez l’un des voisins qui possédait des allumettes. Là, on mettait le feu à ce papier et l’on revenait en courant avec le papier incandescent, afin qu’il ne s’éteigne pas en route et c’est de cette façon que l’on allumait le four.

     Le lendemain, c’était le voisin qui, à son tour, en faisait de même. Il venait nous voir avec la même intention, tenant à la main une page de journal. Ce n’est là qu’un détail, mais j’en fais mention dans le but de décrire les conditions dans lesquelles nous vivions, là-bas.

     Hirsch faisait cela également pour nous, quand il apportait la casserole contenant le poulet. Puis, il s’asseyait près de mon mari et il lui faisait manger la soupe. Il le faisait avec un si grand amour ! Mon mari observait l’immense plaisir que concevait Hirsch de chaque cuillerée qu’il avalait. Il consommait donc cette soupe, mais cela lui était, d’ores et déjà, très difficile.

     Il est dit(192) : « Qui est le riche ? C’est celui qui dispose d’un lieu d’aisance près de sa table ». De ce point de vue également, nous n’étions pas riches et, pour cela, il nous fallait parcourir une distance assez conséquente, dans la cour de la maison. De ce fait, j’ai installé un dispositif, à cet effet, dans la seconde pièce de la maison.

     Mon mari avait l’habitude de me dire qu’il lui était pénible de voir quelles forces immenses il me fallait investir pour m’occuper de lui. Mais, il n’y avait personne qui aurait pu me remplacer et faire tout cela à ma place.

Un grillage, en une nuit :

lier le corps à l’âme

     Lorsque mon mari était déjà obligé de rester au lit, sans possibilité de sortir et de respirer un peu d’air, le professeur a demandé qu’il dorme avec les fenêtres ouvertes, afin que l’air puisse entrer dans la pièce. Mais, pour pouvoir le faire, il était nécessaire d’installer des barreaux, tout simplement à cause des voleurs.

     Se procurer le fer et trouver un artisan susceptible de poser ces barreaux étaient absolument impossible. Un tel service était réservé aux fonctionnaires d’état et inaccessible aux particuliers. Concrètement, l’instruction de poser ces barreaux a été donnée en soirée et, dès le lendemain, à dix heures du matin, le travail était achevé ! Le surveillant général d’une fabrique militaire, un Juif, avait obtenu le fer, par le directeur de cette fabrique. Il est donc venu lui-même dans notre maison, avec le fer. Il était accompagné par un ouvrier, qui a installé les barreaux.

     Les non Juifs qui passaient, à ce moment, dans la rue s’arrêtaient et ils s’interrogeaient : comment se sont-ils procurés ces barreaux ? Comment les ont-ils faits ? Et, il fallait alors apporter une réponse satisfaisante à chacun.

     Tout ceci fut réalisé par un Juif de Kharkov. Cet homme était si profondément dévoué qu’il passa plusieurs nuits dans notre maison, par la suite, afin de venir en aide à mon mari. Je l’ai entendu de mes propres oreilles formuler une requête, du profond de son cœur :

« Rabbi ! Vous ne devez pas souffrir de cette façon ! Je suis prêt à endurer moi-même ces souffrances à votre place ! ».

     Ceux qui venaient souvent nous rendre visite, dans notre maison, se sont aperçus que je ne parvenais plus à mener de front, seule, tout ce qui était nécessaire. Ils ont donc loué les services d’un Cho’het(193) de Jāsk(194), qui passait la journée avec moi et qui aidait mon mari, de différentes façons. Pendant la nuit, deux hommes plus jeunes se relayaient pour le faire, un étudiant et un élève de Yechiva que nous connaissions.

     Une fois, pendant la nuit, alors qu’il se tenait près de la fenêtre, mon mari m’a dit :

« Je respire l’air à travers ces barreaux. Je souhaite, de cette façon, attacher profondément mon corps à mon âme ».

Le décès

     De façon générale, mon mari priait dans son lit. D’autres personnes lui mettaient les Tefillin. Son visage était devenu beaucoup plus maigre et les lanières des Tefillin de la tête ne tenaient pas bien. Il m’a donc demandé d’appeler Yaakov Yossef(195) pour qu’il lui en refasse le nœud.

     Cela s’est passé trois jours avant son décès. Yaakov Yossef est venu et il a changé le nœud de ses Tefillin. Mon mari a pu prier ainsi, les trois jours suivants. Le dernier matin de sa vie(196), sa bouche ne cessait de murmurer. Ses lèvres bougeaient en permanence, mais on ne lui a pas mis les Tefillin.

     Ce jour-là, mon mari a terriblement souffert. A plusieurs reprises, pendant le courant de la journée, il m’a demandé de le changer de position, de l’asseoir alors qu’il était couché. Je l’ai fait et cela n’a pas été difficile du tout. Il semble qu’en des moments pareils, des forces cachées se révèlent.

     Vers le soir, il s’est senti très mal. De nombreuses personnes se trouvaient dans notre maison. On a appelé le médecin, qui a prescrit quelques médicaments. Bien entendu, on les a apportés immédiatement. Pour ma part, j’ai vu tout de suite que la situation n’était pas bonne, mais j’ai pensé que cela pouvait durer encore un jour, ou plus. J’ai donc mis dans sa bouche quelques cuillérées de ces médicaments. Il les a bues entièrement. De toute évidence, il était parfaitement conscient de son état.

     Quelques-uns de nos bons et proches amis, sur lesquels on pouvait compter, se tenaient près de lui. Je me suis donc étendue, pendant quelques instants, afin d’avoir la force de faire tout ce qui lui serait nécessaire, par la suite.

     Quand je me suis réveillée, une demi-heure plus tard, la pièce était pleine. L’un des jeunes qui se trouvaient là m’a proposé d’aller dormir chez un voisin, pour reprendre des forces. Tout était fini et il voulait me le cacher. Bien entendu, je n’ai pas accepté sa proposition.

Les préparatifs de l’enterrement

     On m’a demandé ce que mon mari voulait que l’on fasse, pour l’enterrement. J’ai dit ce dont je me souvenais. Les vêtements mortuaires devaient être en lin pur. Or, il était particulièrement difficile de s’en procurer, là-bas. En outre, tous ceux qui prenaient part à la toilette mortuaire devaient, au préalable, se tremper dans un bain rituel.

     Il n’y avait pas de Mikwé, là-bas et tous, plusieurs dizaines de personnes ont donc parcouru une distance non négligeable afin de se tremper dans un fleuve. Yossef Nimutin(197) avait alors une fièvre de quarante degrés et, de façon générale, il était un homme chétif. Malgré cela, il est allé se tremper dans le fleuve, lui aussi.

     Tous ces hommes-là n’ont pas travaillé pendant trois jours consécutifs. Pour la plupart, ils faisaient du tricot(198), pour le compte de fabriques d’état et ils avaient un quota à respecter, chaque jour. Mais, ils ne l’ont pas fait, durant ces jours-là.

     Pendant les deux derniers jours de la vie de mon mari, ces hommes étrangers, qui avaient fait sa connaissance il y avait tout juste quelques mois, ont ainsi abandonné leur maison et leur travail. Ils se trouvaient en permanence chez nous. De temps à autre, un membre de chaque famille rentrait chez lui, pour voir ce qui s’y passait.

     Parmi ceux qui se trouvaient dans notre maison, il y avait des jeunes, des moins jeunes, ceux qui respectaient les Mitsvot et ceux qui ne le faisaient pas. Certains avaient eu, entre eux, de graves disputes, pour des raisons commerciales et d’autres, du fait de la controverse entre les ‘Hassidim et ceux qui ne l’étaient pas. Mais, dans cet endroit, tous étaient unis. Sous l’influence de mon mari, tous avaient rejeté leurs préoccupations profanes et ils avaient accédé à un monde plus haut

Les planches du cercueil

     Mon mari est mort, le soir(199). Au matin, quelques hommes, appartenant aux deux parties de la communauté(200), se sont rendus au cimetière, afin de choisir l’endroit où il serait enterré. Plusieurs responsables des synagogues de la ville sont venus également. Il y avait un fils(201) de Medalyé(202), qui était, là-bas, le recteur d’un institut académique. On a fait l’acquisition de six places pour mon mari, afin d’éviter que soit enterré près de lui un homme qui ne mériterait pas de se trouver dans sa proximité.

     C’est donc là-bas, dans sa chambre, que tout le nécessaire fut fait pour lui. Plusieurs personnes ont passé cette nuit dans notre maison. Et, je l’ai moi-même passée dans la pièce où mon mari avait été posé sur le sol.

     Au matin, un autre grave problème a été soulevé. Il fallait trouver des planches pour confectionner son cercueil. C’était une tâche particulièrement difficile, mais, en échange, d’une somme d’argent importante, on a pu se les procurer. Le cercueil a été monté là où se trouvaient les planches et il a ensuite été conduit, sur une distance assez importante, dans la rue.

     Tous les passants s’arrêtaient pour voir ce que l’on faisait. Pour qu’il n’y ait pas de trop de questions et pour éviter le « mauvais œil », le jeune homme qui transportait le cercueil dans une charrette a mis un uniforme militaire.

     Cet homme avait travaillé, au préalable, pour le N.K.V.D. et il avait donc conservé cet uniforme. Chaque fois qu’il était nécessaire de se procurer ce qui n’était pas totalement « cacher », le jeune homme y parvenait plus facilement en portant l’uniforme.

Notes

(191) Dont le nom a été préalablement cité et qui avait pris une part active pour venir au secours de Rabbi Lévi Its’hak.

(192) Dans le traité Chabbat 25b.

(193) Il s’agit vraisemblablement du Rav Yaakov Yossef Raskin, dont il sera question dans la suite de ce texte. Celui-ci était, en effet, un Cho’het, originaire de cette ville.

(194) Une ville de la région de Smolensk, qui s’appelle, à l’heure actuelle, Gagarine.

(195) Le ‘Hassid, Rav Yaakov Yossef, fils de Rav ‘Haïm Ben Tsion Raskin, né le 17 Nissan 5661 (1901) et décédé à Chevii Chel Pessa’h, le 21 Nissan 5746 (1986). On verra, à son propos, le Toledot Lévi Its’hak, tome 2, à partir de la page 689 et tome 3, à partir de la page 750.

(196) Le mercredi 20 Mena’hem Av 5704 (1944).

(197) Le ‘Hassid, Rav ‘Haïm Yossef David Nimutin, qui eut le mérite de servir Rabbi Lévi Its’hak et la Rabbanit ‘Hanna. Il sauva des vies et il risqua la sienne pour bâtir un Mikwé dans sa maison, à Alma Ata. Il quitta ce monde, à la veille du saint Chabbat 14 Elloul 5751 (1991).

(198) Un travail que l’on pouvait effectuer chez soi, à la maison et qui permettait ainsi de respecter le Chabbat.

(199) Le décès est survenu peu avant le coucher du soleil du 20 Mena’hem Av.

(200) Les ‘Hassidim et ceux qui ne l’étaient pas.

(201) Peut-être s’agit-il de Rav Avraham, fils du Rav Medalyé. On verra, à son propos, l’ouvrage Yehadout Ha Demama, paru à Jérusalem, en 5747 (1987), tome 2, à la page 274.

(202) Le Rav Shmaryahou Yehouda Leïb Medalyé, président du tribunal rabbinique de Vitebsk, puis de Moscou, puisse D.ieu venger son sang. On verra, à son propos, l’ouvrage Shilo, paru à Jérusalem et à Anvers, en 5743 (1983), à partir de la page 13.