L’enterrement

     Au matin, la cour était emplie de personnes, venues de tous les horizons, des hommes, des femmes, des jeunes, des moins jeunes. Mon mari résidait dans cette ville depuis moins de quatre mois. Pour transformer ces personnes, au point qu’elles se soient attachées à lui par toutes les fibres de leur âme en un laps de temps aussi court, pendant une partie duquel, en outre, il n’avait pas pu quitter son lit, il fallait réellement exercer une attraction.

     Le travail de ceux qui se sont occupés de la toilette mortuaire et de tout ce qui était nécessaire, dans les conditions qui régnaient là-bas, ne peut pas être décrit avec des mots. Bien entendu, ceux qui s’en sont occupés étaient les plus proches de mon mari. Il y avait, parmi eux, des Juifs de Leningrad, de Rostov et de Kharkov. Tout cela fut achevé vers onze heures ou midi et les présents, qui étaient assez nombreux, partirent ensuite pour l’enterrement.

     Le cimetière se trouvait à quelques kilomètres de notre maison. La route qui s’y rendait comportait de multiples montées et descentes, mais les présents ont eux-mêmes porté mon mari, tout au long du chemin. Après la procession, il y avait une charrette qui suivait, mais nul ne voulait y déposer le cercueil. Ils se sont relayés pour le porter, jusqu’au cimetière.

     Pour ma part, je ne suis pas allée au cimetière et je n’ai pas laissé les autres femmes le faire. Ceux qui étaient présents m’ont raconté qu’au moment de l’enterrement, de nombreuses autres personnes de la ville sont arrivées également.

Les prières pendant la période du deuil :

les sept jours et les trente jours

     Tous ceux qui ont pris part à l’enterrement de mon mari sont rentrés à la maison pour la prière d’Arvit. Plusieurs dizaines ont fait cette prière dans la pièce où mon mari est décédé. C’est là que j’ai moi-même passé les sept jours du deuil. Il était envisagé de prier là, pendant tous les trente jours du deuil. Malheureusement, des Juifs ont alors fait leur apparition, que nul ne connaissait. L’un était cordonnier dans une usine et l’on a pensé qu’il pouvait faire de la délation.

     La Juive qui travaillait, dernièrement, dans notre maison, a commencé, elle aussi, à se montrer très pieuse. Elle assistait systématiquement à toutes les prières. Chaque fois que deux Juifs parlaient ensemble, elle était toujours la troisième. En outre, cette femme est devenue la bonne amie du cordonnier.

     A ce moment, Rabinov(203) a été convoqué et interrogé. On lui a demandé pourquoi l’enterrement avait été public, dans de telles proportions et pourquoi lui, Rabinovitch, avait pris une part aussi active à son organisation. Pour répondre à ces questions, il lui a fallu trouver des explications qui n’existaient pas dans le monde. Un bon ami qu’il avait, dans cette administration, lui avait conseillé de se méfier. De ce fait, nombreux étaient ceux qui ne prenaient pas part à ces prières.

     Tout au long du deuil, d’autres personnes sont venues me présenter leurs condoléances. Nombre de ceux que nous connaissions restaient dormir dans notre maison. Pendant les premiers temps, on ne m’a pas laissé seule.

     A cause de tout cela, les actions de nos bons amis, les informations qui nous parvenaient de la poste, à propos des nombreux courriers que nous avions reçus, les sommes d’argent qui nous avaient été adressées(204), « câblées », comme on dit ici, y compris de Tachkent et de Samarkand, mais qui étaient désormais inutiles, malheureusement, « l’œil qui voit », omniprésent, s’est réveillé. Nous avions déjà, à l’époque, des relations avec l’étranger et tout cela se remarquait.

     Les prières se sont poursuivies, difficilement, pendant les vingt premiers jours, mais, par la suite, il a été annoncé que la propriétaire n’était pas intéressée par la réunion de trop nombreuses personnes, dans sa maison. La vérité est qu’elle l’acceptait parfaitement. On a donc fait savoir qu’il n’y aurait plus de prières à la maison.

La barrière inutile :

qui est-ce et qu’est-ce ?

     Tout de suite après l’enterrement, des amis ont cherché à placer une barrière en fer autour des six places qui avaient été achetées pour lui, au cimetière et, jusqu’à ce que soit posée la pierre tombale, à couler du ciment sur la tombe, afin de bâtir, en quelque sorte, un édifice qui protègerait la tombe des pluies et de la boue.

     Mais, il était malheureusement impossible de se procurer du ciment et, plus encore, du fer. Pourtant, en quelques semaines, à la demande des ingénieurs généraux les plus importants, travaillant dans les entreprises d’état et, en outre, grâce à différents stratagèmes, nous avons obtenu tout le ciment et le fer nécessaires.

     Nos amis proches sont intervenus pour chaque détail de tout cela, y compris le plus insignifiant, afin de dresser la meilleure barrière, qui soit la plus belle possible. Et, l’on a effectivement placé une barrière esthétique, attirant l’œil, au point que tous ceux qui passaient près de cet endroit s’étonnaient : qui est-ce et qu’est-ce ?

     Peu après, un homme vertueux est malheureusement décédé, là-bas. C’était un Juif, érudit de la Torah, proche parent du Rabbi de Hornostaypel(205). La barrière entourant la tombe de mon mari était fermée avec un cadenas. Ceux qui priaient dans la même synagogue que le défunt le conduisirent au cimetière et, là, ils escaladèrent la barrière, craignant qu’on ne les autorise pas à l’enterrer là-bas. En effet, ils souhaitaient honorer cet homme(206). Par la suite, ces hommes sont venus et ils ont raconté qu’ils ont soudoyé le gardien qui se trouvait sur place, afin de pouvoir faire cet enterrement.

     J’écris tout cela pour montrer à quel point le cheminement de la pensée de ces hommes âgés a été modifié, au point d’être capables de faire une telle chose, d’une manière aussi étrange et curieuse, sans même tenir compte du fait qu’il s’agissait d’un domaine privé(207).

La pose de la pierre tombale

     Le moment était enfin venu, pour les personnes déplacées, de penser à rentrer dans les villes où elles habitaient avant la guerre ou bien dans d’autres endroits, où elles pourraient s’établir d’une manière fixe, non plus dans les demeures provisoires qu’elles avaient eues jusqu’alors.

     Avant tout, nos bons amis se sont occupés de poser la pierre tombale. Comme c’est bien souvent le cas, lorsque l’on veut réaliser une certaine action, on s’aperçoit que celle-ci est aussi difficile que le passage de la mer Rouge, selon l’expression courante.

     On ne disposait donc pas de marbre, pour la pierre tombale. Certes, il y avait là-bas un non Juif, qui volait les meilleures pierres, se trouvant dans le cimetière non juif. Puis, il les taillait à nouveau, d’une certaine façon, afin d’être en mesure de les réutiliser. Bien entendu, cet homme faisait payer son travail très cher et ceux qui avaient besoin de telles pierres, pour cet usage, les lui achetaient.

     Mais, pour ma part, je n’ai pas voulu que l’on place sur la tombe de mon mari une pierre qui se trouvait, au préalable, sur une tombe non juive ou bien qui avait servi à l’église. Cet homme disposait de telles pierres, mais, bien entendu, celles-ci ne me convenaient pas.

     En revanche, je ne voulais pas non plus repartir en laissant la tombe en l’état et nos bons amis le voulaient encore moins que moi. Nous avons alors appris que l’on avait, dernièrement, fait venir de Moscou, dans l’une des entreprises d’état, quelques grands blocs de marbre. Il a donc été décidé de consacrer l’un de ces blocs à la pierre tombale.

     Comment a-t-on fait cela ? Le plus important des comptables travaillant dans cette entreprise était un Juif de Leningrad. Quand on lui a dit de qui il s’agissait, il s’est aussitôt souvenu de son grand-père. Dans sa jeunesse, il avait conservé l’image de ce grand-père qui étudiait la Torah en permanence. En l’occurrence, on lui avait rapporté les discours que ce Rav(208) faisait à la synagogue, ou bien devant ceux qui l’écoutaient. Leur contenu était similaire à l’étude de son grand-père. Cet homme s’engagea donc à consacrer l’un des blocs de marbre, à cet effet.

     Pour faire sortir la pierre de son entreprise, il fallait obtenir une autorisation de passage, de même qu’un bon de commande en précisant la destination. Le gardien qui devait établir ces documents a reçu une bonne récompense, pour cela. Mais, en l’occurrence, la responsabilité de ce gardien était moins clairement engagée, car l’un des employés principaux de l’entreprise commettait cette « faute » avec lui.

     L’épouse de cet employé principal, le Juif de Leningrad, emprunta une voiture de l’entreprise et, à la tombée de la nuit, quand il fit sombre, elle conduisit la pierre là où on le lui avait demandé. Par la suite, elle m’a raconté que, pendant toute la nuit suivante, elle ne parvenait pas à se calmer, tant elle avait eu peur, quand elle avait effectué le transport de la pierre.

Le texte de la pierre tombale

     Lorsque cette tâche a été pleinement effectuée, on a commencé à se demander quel était le texte de l’épitaphe qu’il fallait écrire sur cette pierre. Les doutes ne portaient pas sur les titres qui lui convenaient, mais sur le danger qui était lié à leur diffusion.

     Ceux qui prenaient part à ces discussions me montraient toujours les propositions qui avaient été faites. Au final, il fut décidé de ne pas écrire son nom de famille, ce que l’on appelle ici : « le second nom », mais uniquement son prénom et celui de son père, de ne pas écrire non plus le nom de la ville de laquelle il avait été le Rav et de se limiter uniquement à la formule : « Ici repose le Rav et ‘Hassid bien connu, untel fils d’untel », avec la date du décès(209).

     Nos amis ont effectivement trouvé un artisan, qui a bien fait le travail. Ils allaient là-bas souvent. Et, c’est ainsi que le jour du Tsom Guedalya, il y avait encore de très nombreuses personnes qui se trouvaient dans cet endroit.

     C’est de cette façon que s’est achevée la vie de mon mari sur cette terre. Au cours de son existence, il avait parcouru un chemin difficile, il avait toujours lutté. C’était un homme qui ne connaissait pas le moindre compromis. Il ne savait pas ce que voulait dire la formule : « moitié pour moi, moitié pour toi ». Cela lui a coûté très cher, mais il n’a jamais renoncé. Au début, il avait toujours de nombreux opposants, mais, à la fin, ceux-ci devenaient ses ‘Hassidim et des personnes qui le soutenaient.

     Mon mari a quitté ce monde. Son mérite protègera ses enfants, qui auront une longue vie, avec les membres de leur famille, une vie agréable, spirituellement et matériellement. Ils connaîtront la réussite, en tout ce qu’ils accompliront, jusque dans le moindre détail.

Notes

(203) Dont le nom a été préalablement cité et qui avait pris une part active pour venir au secours de Rabbi Lévi Its’hak. On verra également, à son propos, le fascicule précédent.

(204) Pour contribuer aux frais médicaux et aux traitements que devait subir Rabbi Lévi Its’hak.

(205) Le Tsaddik, Rabbi Morde’haï Douber de Hornostaypel, né le 29 Kislev 5600 (1839) et décédé le 22 Elloul 5663 (1903). Il était le petit-fils et le successeur de Rabbi Yaakov Israël de Tcherkesse, le gendre de l’Admour Haémtsahi.

(206) En l’enterrant près de Rabbi Lévi Its’hak.

(207) Qu’ils enterraient ce mort dans un endroit qui appartenait à quelqu’un d’autre.

(208) Rabbi Lévi Its’hak.

(209) Concrètement, c’est la phrase suivante qui a été gravée sur la pierre tombale : « Ici repose le Rav, grand érudit, Rav Lévi Its’hak, fils de Rav Barou’h Chnéor, décédé le 20 du mois de Mena’hem Av, en l’année 5704 de la création, puisse son âme s’insérer dans le faisceau de la vie ».