Souffrances morales :

Les cartes postales sollicitant une bénédiction

     C’est à cette époque-là que mon mari a commencé à endurer de grandes souffrances morales. Il y avait, autour de lui, des hommes qui le considéraient avec un profond respect et qui lui manifestaient le plus grand amour, mais, malgré tous ses efforts pour prendre le dessus et pour se renforcer, il ne disposait plus de l’énergie qui lui aurait été nécessaire pour faire pleinement usage de cette nouvelle situation. Et, sa  faiblesse lui inspirait une certaine forme de honte.

     La situation présente était extrêmement difficile, mais, d’ores et déjà, mon mari n’avait plus grand espoir en le lendemain et c’était bien là toute la tragédie, sans parler de sa crainte de D.ieu et du fait qu’il acceptait son état avec amour, persuadé qu’il le méritait.

     A Chiili, il y avait une large communauté. Les hommes parlaient, entre eux, de mon mari. Des femmes et des jeunes filles qui habitaient dans les kolkhozes, à cinq kilomètres de chez nous, parfois huit, venaient nous voir. Elles arrivaient à pied, pendant les journées les plus chaudes, afin de demander des conseils, ou, plus généralement, pour être consolées ou renforcées, d’une certaine façon.

     Tous avaient des cœurs débordant de souffrances et de malheurs. Il y avait là des exilés de Bessarabie et de Roumanie, des réfugiés de différents endroits. Quand l’armée rouge était arrivée dans ces pays, elle avait demandé aux « bourgeois », des familles entières, de les quitter. Au cours de ces déplacements, on a séparé les familles qui appartenaient aux catégories les plus importantes et les plus riches. Les hommes avaient été emprisonnés, alors que l’on avait laissé les femmes et les enfants poursuivre leur voyage.

     Un grand nombre de ces femmes est donc parvenu dans notre région et toutes ont aussitôt entendu parler de mon mari. Le premier jour, elles venaient, de façon générale, par deux, puis, par la suite, elles formaient des groupes entiers. Il est difficile de décrire l’influence que mon mari exerçait sur leur moral. Lorsqu’elles arrivaient, elles étaient totalement brisées. Puis, quand elles repartaient, elles étaient pleines de courage.

     Alors que la censure la plus stricte s’appliquait alors dans tous les domaines, mon mari recevait des cartes postales sollicitant sa bénédiction ou bien lui posant des questions. Il y a beaucoup à écrire sur cette période-là, mais cela m’est encore difficile.

     Mais, tout cela n’était que des personnes de passage, des « choses qui arrivent », comme on dit. A l’époque, mon mari avait encore conservé l’espoir, pour l’avenir. Il était donc moralement plus fort. En revanche, quand il est arrivé à Alma Ata, il est devenu le dirigeant de Juifs auxquels il pouvait s’adresser de la manière qu’il voulait, des Juifs qui se préoccupaient de ses besoins et qui lui procuraient, de bon cœur, tout ce qui lui était nécessaire, jusque dans le moindre détail et de la meilleure façon possible. Or, c’est alors, précisément, que sa maladie se déclara, dans toute sa gravité. Il en était oppressé, physiquement et, malgré tout ce qu’il pouvait faire pour se ressaisir, il en était également atteint moralement.

     J’étais la seule à comprendre tout cela. Ceux qui se tenaient de côté voyaient bien que tout n’allait pas comme il l’aurait fallu, mais, quelle était la cause de tout cela. Ils ne le savaient pas. Mon mari ne voulait pas que des étrangers le voient perdre la faculté d’avoir un comportement normal. Je me suis donc moi-même occupée de lui, en tous ses besoins.

     Nous n’avions pas les moyens de payer les services d’une infirmière. Si j’avais voulu que quelqu’un d’autre s’occupe de mon mari, il aurait suffi que je le demande à l’un de ceux qui fréquentaient notre maison, mais il n’en aurait pas été satisfait du tout. S’occuper de mon mari était très difficile, même pour un étranger et, a fortiori, pour une personne aussi proche(185).

La rédaction de commentaires jusqu’au dernier instant

     Avant la fête de Chavouot, on a loué pour nous une très belle maison, dans un endroit où il y avait de nombreux arbres et du bon air. Celle-ci était constituée de deux grandes pièces, d’un balcon et d’un jardin. Le loyer avait été payé à l’avance, pour un an et demi.

     L’une des pièces était très bien meublée, compte tenu des conditions de l’époque. Mon mari avait une table, sur laquelle il pouvait écrire, un endroit pour ranger ses livres, puisqu’il en avait déjà réuni quelques-uns. De fait, il rédigeait en permanence.

     Deux semaines avant de quitter ce monde, il écrivait encore(186), mais il avait déjà une écriture très cassée. Par la suite, j’ai regardé brièvement ce qu’il avait écrit, pensant que c’était peut-être un testament. Mais, selon ce que j’ai pu voir, le contenu de ces textes était le même que celui de ce qu’il avait toujours écrit. Bien entendu, je n’en ai pas compris toute la profondeur. Je l’ai constaté uniquement par son style et par un examen superficiel.

     La manière de procéder de mon mari était la suivante. Il fumait d’abord une cigarette. Il était difficile de s’en procurer, là-bas, mais mon mari disposait des meilleures, dans la quantité qu’il voulait. Après avoir fumé, il s’enfonçait dans ses pensées et c’est seulement après cela qu’il commençait à écrire. J’ai laissé tous ses manuscrits à Moscou. Je me demande s’ils ne les ont pas brûlés(187).

La discussion des voisins

     Mon mari avait du mal à marcher et tous venaient donc le voir, dans notre maison. Les voisins, qui partageaient notre demeure avec nous, étaient un couple de Leningrad. Le mari s’est vanté devant moi du fait que, bien qu’âgé de cinquante-deux ans, il était incapable de lire, en Hébreu. Ils se considéraient comme des personnes « éclairées ».

     Cet homme déclara que la catégorie de Juifs à laquelle appartenait son nouveau voisin(188) n’avait pas la moindre importance à ses yeux. Malgré cela, après avoir échangé quelques discussions avec ce nouveau voisin, lorsqu’ils s’asseyaient ensemble sur le balcon, la nuit, cet homme se dépêchait de rentrer à la maison, après son travail, afin d’y être le plus tôt possible et d’avoir un échange avec son voisin, car, disait-il :

« Les discussions avec lui m’intéressent beaucoup ».

     Les discussions de mon mari avec le voisin portaient, bien entendu, sur les domaines du monde. Mon mari investissait en cela beaucoup de forces. Parfois, au milieu d’un dialogue, il ne se sentait pas bien. Aussitôt, il m’appelait, dans la pièce, pour que je le fasse rentrer à la maison. Quand il se trouvait dans ces situations-là, il ne voulait plus, ou ne pouvait plus, passer du temps avec les voisins.

Amitié et abnégation :

Quatre lits en quelques heures

     Tous nos bons amis s’occupaient de nous d’une façon merveilleuse, à proprement parler. Il y avait, parmi eux, des personnes que nous connaissions déjà, dans le passé et des nouveaux, dont nous venions de faire la connaissance. Ils faisaient tout cela pour nous avec un tel enthousiasme et une telle abnégation !

     Ce dévouement nous aidait à supporter nos malheurs. Très clairement, mon mari ne souffrait plus de la solitude. Le Chabbat, quand ils étaient libérés de leur travail, ils venaient nous voir, en grand nombre, des jeunes et des moins jeunes, des hommes et des femmes. Chacun apportait avec lui un esprit si sincère d’amitié véritable ! C’est ce que nous avons ressenti à l’époque et je m’en souviens encore, jusqu’à ce jour !

     Ils nous apportaient tout ce dont nous avions besoin, les produits les meilleurs et les plus chers, y compris ceux qui n’étaient pas disponibles pour tous, à Moscou, mais seulement réservés à une élite. Au début, ils pensaient que, de cette façon, ils sauveraient la vie de mon mari et obtiendraient sa guérison. Puis, par la suite, quand la situation a été clarifiée(189), ils ont continué à le faire, pour qu’il se sente bien.

     Le professeur(190) est venu voir mon mari, une fois de plus. Il lui a demandé de passer plus de temps sur le balcon, au bon air. Il fut donc nécessaire d’y installer un lit. Dans la ville, il y avait une grande pénurie de lits. Dans les maisons des familles comptant six ou sept personnes, y compris parmi les plus riches, on ne disposait pas de plus de deux ou trois lits.

     Malgré cela, le jour même de la demande du professeur, quelques heures plus tard, quatre lits ont fait leur apparition dans la cour de notre maison ! D’où provenaient-ils ? Je n’en ai pas la moindre idée, car il était impossible d’en acheter, dans cet endroit. Nous avons essayé à chaque fois un autre lit, afin de déterminer le plus confortable pour lui.

     La manière dont ces lits ont été portés dans la rue est particulièrement remarquable. Il n’y avait pas de charrette pour les porter. Des hommes se sont donc relayés pour le faire, en chargeant un lourd fardeau sur leurs épaules. Lorsque j’ai quitté cet endroit, j’ai redonné la vie à quelques familles, en leur laissant ces lits. Je les ai remis à des malades qui, jusqu’alors, devaient dormir à même le sol humide.

Notes

(185) Que la Rabbanit elle-même.

(186) La Rabbanit reviendra sur ce point, par la suite.

(187) Par la suite, ces manuscrits purent quitter l’Union soviétique et ils furent ensuite publiés par le Rabbi lui-même sous le titre de Likouteï Lévi Its’hak et Torat Lévi Its’hak.

(188) Rabbi Lévi Its’hak.

(189) En d’autres termes, quand il a été établi qu’il n’y avait plus d’espoir et que la maladie de Rabbi Lévi Its’hak était incurable.

(190) Il s’agit du professeur Tchilyatnikov, de Leningrad, qui était un grand spécialiste, comme l’indiquait le précédent recueil.