Le lendemain de Yom Kippour, en 1982, le professeur Michaël Benarroch se trouvait à Toronto où il avait officié pour une des synagogues séfarades. Le lendemain, il se hâta de faire sa prière puis se rendit à la gare routière, afin de passer les fêtes de Souccot à New York, auprès du Rabbi de Loubavitch.

Son hôte lui avait réservé un billet dans un autocar touristique très confortable où ce long voyage se passerait de la façon la plus agréable possible. Ce car devait partir à 8 heures du matin mais, à cause de la circulation, le professeur et son hôte arrivèrent avec dix minutes de retard.

M. Benarroch prit congé de son hôte et se dirigea vers le comptoir, espérant vaguement que le car ne serait pas encore parti mais ce n’était pas le cas. Cependant, l’employée le consola en lui annonçant qu’il pourrait prendre un car jusqu’à Buffalo et, de là, prendre un petit avion pour New York. Ceci représentait un double avantage : le voyage serait plus court et même moins cher !

En attendant, M. Benarroch profita de ce temps «perdu» pour mettre les Téfilines de Rabbénou Tam qu’il n’avait pas eu le temps de mettre le matin. Il sortit le sac en velours de sa mallette et commença à enrouler les lanières autour de son bras.

Sur un banc en face de lui était assis un couple âgé. L’homme ne cessait de le regarder.

D’autres passagers entraient et sortaient. Un homme coiffé d’une Kippa regarda lui aussi M. Benarroch et lui reprocha tout de go de ne pas se cacher dans un coin discret, en lui reprochant d’activer ainsi l’antisémitisme. Mais un Israélien, de plus ‘Hassid ‘Habad, ne se laisse pas convaincre aussi facilement et Michaël continua sa prière avec les Téfilines au bras et sur la tête. Quand il termina – sans que personne ne l’ait dérangé et sans que cela semble affecter qui que ce soit – il enleva les Téfilines, les embrassa selon la coutume et les remit dans leur pochette en velours.

C’est alors que le vieil homme en face lui fit signe de s’approcher : Michaël alla à sa rencontre, pencha la tête vers lui pour tenter de le comprendre mais l’homme ne parlait que yiddish ou espagnol, deux langues qu’il ne maîtrisait pas du tout !

Il eut soudain une idée et demanda à l’homme qui l’avait apostrophé auparavant s’il pouvait par hasard servir d’interprète ! Effectivement, cet homme parlait le yiddish, lui aussi. Il accepta bien volontiers de traduire les propos du vieil homme. Celui-ci était un survivant de la Shoah. Sa famille était pratiquante et il avait vécu heureux dans la chaude atmosphère du village juif traditionnel. Mais à Auschwitz, il avait perdu toute sa famille et était resté le seul rescapé.

Amer et abandonné de tous, il avait perdu la foi : furieux contre D.ieu, il ne voulait plus aucun lien avec le judaïsme. Il avait épousé une femme non-juive et s’était installé en Argentine, dans une ville perdue où ne vivait aucun Juif. Il avait ainsi passé des dizaines d’années puis le vieux couple s’était installé au Canada.

En voyant ce Juif mettre les Téfilines dans la gare routière, tout était revenu dans son esprit : il se souvenait de sa Bar Mitsva, des fêtes juives qu’on célébrait avec faste dans sa famille et, soudain, il éprouvait de la nostalgie pour les Téfilines, la prière, son Créateur… L’étincelle juive continuait de brûler dans un coin de son âme. Oui, il aurait tellement voulu qu’on l’aide à mettre les Téfilines !

Bien entendu, Michaël remercia l’interprète improvisé et, presqu’en tremblant, il mit les Téfilines autour du bras gauche de l’ancien déporté, sur le numéro tatoué par les Nazis à l’entrée du camp de la mort. Il demanda à l’homme de réciter le Chema Israël mais même cela, l’homme ne s’en souvenait pas : il avait instinctivement mis la main sur les yeux mais il fallut lui dicter chaque mot.

Quand Michaël enleva les Téfilines, l’homme rayonnait de joie tout en essuyant ses larmes : il remercia chaleureusement Michaël et lui tendit sa carte de visite avant qu’ils ne partent chacun de son côté.

Michaël arriva à New York et passa les fêtes de Souccot dans l’ambiance survoltée des ‘Hassidim, oubliant cet incident. Après la fête, alors qu’il préparait ses bagages, il retrouva tout à coup la carte de visite. Durant quelques minutes, il hésita puis décida finalement de téléphoner. Une fois qu’il eut composé le numéro, il se souvint qu’il n’avait pas de langue commune avec son interlocuteur mais il tenta sa chance.

Ce fut une femme qui lui répondit et il commença à tout hasard :

- Chalom !

A sa grande surprise, la femme répondit aussitôt en hébreu !

Michaël se présenta et la femme raconta qu’elle venait de la ville israélienne de Re’hovot ; elle était le seul membre de la famille de ce vieil homme. Elle raconta que, trois jours après Yom Kippour, la femme de son oncle lui avait téléphoné pour lui annoncer son décès. Avant de mourir, il lui avait demandé de lui promettre qu’elle contacterait sa nièce en Israël afin qu’elle le fasse enterrer selon la tradition juive, dans un cimetière juif. C’était pour cela que cette nièce se trouvait au Canada et achevait de mettre de l’ordre dans ses papiers.

Michaël était triste d’entendre cette nouvelle et raconta qu’il l’avait justement rencontré deux jours avant sa mort et lui avait mis les Téfilines dans la gare routière.

- C’est donc vous ! s’écria-t-elle. C’est donc vous qui lui avez causé une si grande émotion et une si grande joie ! Je dois vous raconter comment mon oncle a passé les deux derniers jours de sa vie – ainsi que me l’a raconté sa femme : le matin, il avait aperçu un Juif qui mettait les Téfilines et avait demandé à les mettre lui aussi. Pendant le voyage, il avait expliqué à sa femme que c’était le plus beau jour de sa vie. Pendant le repas, il n’avait accepté de manger que du pain et des légumes et avait refusé la viande. D’ailleurs avant de manger, il s’était lavé les mains et avait murmuré des prières.

Après manger, il était parti faire la sieste et avait auparavant demandé à sa femme qu’elle le fasse enterrer dans un cimetière juif.

Quand sa femme était venue le réveiller, elle découvrit qu’il avait rendu son âme – dans la pureté et la sérénité – à son Créateur.

Michaël Benarroch – Sichat Hachavoua N° 1458

Traduit par Feiga Lubecki