Le lendemain de Roch Hachana 1964, un
Juif entra dans le magasin d’un ‘Hassid à
Manhattan. Au cours de la conversation, il
s’avéra que l’homme était un ingénieur au
service de l’Armée américaine dans la base de
Touli au Groenland : «De nombreux Juifs travaillent
dans cette base, mais nous n’avons
pas de rabbin qui puisse mener les offices de
Yom Kippour» remarqua-t-il en soupirant.
Un ‘Hassid n’est pas indifférent à ce genre
de phrase. Le commerçant téléphona immédiatement
au secrétariat du Rabbi de
Loubavitch à Brooklyn pour transmettre cette
information. Le Rabbi répondit dans l’heure
qui suivit qu’il veillerait à envoyer un émissaire
s’occuper des soldats juifs installés dans
ce pays étrange. Ceci pourrait paraître simple
mais cela ne l’était pas du tout ! Touli était
une base secrète et particulièrement bien
gardée. Avant d’y entrer, il fallait fournir toutes
sortes de papiers et répondre à des
enquêtes approfondies qui prenaient en
compte le profil psychologique de la personne,
ses antécédents familiaux, son parcours
professionnel et ses opinions politiques
(on était alors en pleine guerre froide). Cette
année-là, Yom Kippour tombait un mercredi
et le dernier avion pour Touli décollait le
dimanche, soit deux jours avant le jour le plus
saint de l’année. Il ne restait que très peu de
temps pour préparer les papiers nécessaires
ainsi que les objets de culte pour la fête.
Ce fut Rav Chmouel Lew (actuellement responsable
communautaire à Londres) qui fut
désigné pour cette tâche. Le Rabbi lui expliqua
personnellement ce qui était attendu de
lui et lui conseilla de se renseigner auprès de
l’Institut Géographique pour éclaircir certains
points de Hala’ha, comme par exemple
l’heure du début et de la fin de la fête. Il lui
rappela également d’emporter pour les soldats
des Mahzorim (livres de prières), des
Kippot et des chaussons en papier puisque le
port de chaussures en cuir est interdit à Yom
Kippour. Cette même semaine, le Chabbat
Chouva qui précède la fête, le 6 Tichri, on
apprit une triste nouvelle : la Rabbanit
‘Hanna Schneerson, la mère du Rabbi, venait
de décéder.Malgré toute la peine que ressentait
le Rabbi, il veilla à faire savoir à Rav Lew
qu’il n’était pas question pour lui d’assister à
l’enterrement et qu’il devait continuer ses
préparatifs pour le voyage.
Inutile de préciser que tous les responsables
du mouvement Loubavitch furent sollicités
pour faciliter les démarches auprès des
autorités compétentes. On fit même intervenir
le nouveau Président des Etats-Unis,
Lyndon Johnson, afin d’obtenir tous les permis
nécessaires.
«L’avion atterrit le lundi matin au
Groenland, raconte Rav Lew. Je fus accueilli
chaleureusement à la descente de l’avion par
l’aumônier de la base, un prêtre catholique. Il
m’emmena visiter ce qui devait me servir de
synagogue: en voyant le bâtiment, je fus choqué
! Il s’agissait d’ «une Maison de prières
»… qu’il était possible, me dit-il, de transformer
en synagogue.Bien entendu, c’est ce à
quoi je fis procéder immédiatement: on
enleva donc toutes les statues et autres symboles
qui n’avaient rien à voir avec le
judaïsme et on suspendit un Maguen David,
une étoile à six branches.
«Je m’approchai ensuite de l’armoire supposée
contenir le Séfer Torah, le saint rouleau
de la Torah dont la lecture constitue un des
moments forts de la journée de Yom Kippour.
Ce fut un second choc. Il y avait bien un Séfer
Torah, mais c’était un de ces jouets en peluche
qu’on distribue aux enfants le jour de
Sim’hat Torah….
Je ravalai ma salive quand on m’apprit que,
pour Roch Hachana, il n’y avait eu que neuf
Juifs qui s’étaient présentés, ce qui signifiait
qu’on n’aurait sans doute pas le nombre
d’hommes suffisants pour constituer un
Minyane… J’étais un peu désespéré mais je
me repris bien vite : j’avais été
envoyé par le Rabbi justement
dans cet endroit perdu pour y
apporter la lumière d’un
judaïsme vivant et peu importait
mon confort religieux personnel.
«Je me promenai dans la
base et, bien entendu, mes
habits, ma barbe et mon chapeau
attirèrent bien vite l’attention
de tous ceux que je
rencontrai. C’est ainsi que je
pus contacter déjà plusieurs
Juifs ; la télévision locale
retransmise dans la base
s’était aussi empressée de
faire part de ma venue. Je
demandai au responsable s’il
était possible d’obtenir un coq blanc vivant
pour la cérémonie traditionnelle des
Kapparot. Il s’avéra qu’il n’existait pas ce
genre de volatile sous ce climat mais qu’il
était possible – si je le désirais vraiment – de
me procurer… un ours blanc. Je déclinai poliment
cette offre car je ne me voyais vraiment
pas saisir un ours - aussi blanc soit-il – par les
pattes pour le faire tourner trois fois autour
de ma tête ! Je fus aussi obligé de me passer
du bain rituel dans le Mikvé…
«Yom Kippour arriva. Petit-à-petit, les soldats
pénétraient dans la «Synagogue». Oui, il
y avait largement Minyane et même beaucoup
plus que cela ! Je les accueillis tous avec
joie et eux aussi semblaient heureux de se
retrouver aussi nombreux. Avant de commencer
la prière proprement dite, j’expliquai
brièvement l’importance de cette fête à
laquelle tous les Juifs tiennent tant. Les fidèles
étaient attentifs à tout ce que je disais et
semblaient particulièrement émus de se rattacher
ainsi à D.ieu. Je me souviens en particulier
d’un ingénieur danois : tous les autres
soldats avaient été persuadés qu’il n’était pas
juif et voici qu’il pleurait comme un enfant en
chantant avec nous les mélodies traditionnelles:
le Kol Nidré, la confession des fautes, «Et
tous ont foi en Lui car Il a tout créé», le
«Chema Israël» récité à haute voix, la prière
pour les parents disparus, «L’an prochain à
Jérusalem!» …
«J’ai rarement prié dans un endroit où
l’émotion était aussi palpable.Tous les soldats
sans exception me confirmèrent qu’eux aussi
avaient ressenti que, même dans cet endroit
perdu, ils s’étaient sentis encore plus proches
de D.ieu que dans une synagogue habituelle:
après tout, le pôle nord n’est-il pas plus proche
du ciel?»
Le lendemain, Rav Lew retourna à New
York. Dès son arrivée, il fut convoqué par le
Rabbi à qui il fit un rapport détaillé de la mission
qu’il avait accomplie: réveiller et illuminer
des âmes juives, où qu’elles soient,même
au pays de l’ours blanc.
Zalman Ruderman - Si’hat Hachavoua
traduit par Feiga Lubecki