- Excusez-moi ! Puis-je vous parler ? Juste quelques minutes !
Pnina se tourna vers la femme aux cheveux argentés qui, visiblement, n’avait pas l’habitude de fréquenter la synagogue : «Oui, bien sûr, répondit-elle poliment. Mais, s’il vous plaît, attendons la fin de la prière !».
La femme, rassurée, accepta. Elle avait de beaux yeux bleus, d’un bleu remarquable comme Pnina n’en avait jamais vus : «Je voudrais vous parler en privé, c’est un sujet qui me tient à cœur et j’ai du mal à en parler…».
Pourquoi justement moi ? se dit Pnina. Après tout, la synagogue est pleine de femmes qui me ressemblent…
Elle continua à prier tout en remarquant que la femme ne la quittait pas des yeux. Celle-ci avait trouvé un livre de prières traduit et tentait de prier elle aussi. Apparemment, elle ignorait quand il fallait se lever, quand on pouvait s’asseoir et semblait en proie à un bouleversement intérieur profond.
Justement aujourd’hui ! Le dernier Chabbat de l’année ! Pnina avait réussi à habiller tous ses enfants pour qu’ils soient présentables à la synagogue, elle avait rangé la maison et avait presque couru pour ne pas être trop en retard. Quand elle avait enfin atteint le moment de la «Amida» et qu’elle s’était levée, le rabbin commença son discours : tous les fidèles s’étaient assis et la dame derrière elle semblait hésiter : se lever comme Pnina ou s’asseoir comme les autres et écouter le sermon ? Finalement elle préféra - au grand soulagement de Pnina - imiter la majorité et s’assit tout en continuant à observer Pnina. Celle-ci termina la Amida et se rassit tout en adressant un sourire à la dame qui la remercia silencieusement avec un visage rayonnant.
Quand l’office s’acheva, la galerie des dames se vida lentement. Pnina invita la femme à s’asseoir en face d’elle près d’une table dans un coin.
- Je m’appelle Goldie Steinberg, murmura-t-elle. C‘est bientôt Roch Hachana…
Pnina trouvait cette phrase inutile : tous les enfants du Gan (jardin d’enfants) savaient que c’était bientôt Roch Hachana, la nouvelle année…
- Et il faut absolument que je parle à mon frère et à ma voisine ! continua Goldie.
Pnina était étonnée. Elle attendit la suite, mais Goldie se tut tout en dévisageant son interlocutrice avec ses yeux bleus si intenses. Puis elle s’expliqua : «Cela fait cinq ans que je n’ai pas parlé à mon frère ! Et six mois que je ne parle plus à ma voisine !».
Elle parlait un peu plus haut maintenant et plusieurs femmes s’étaient approchées d’elles et s’intéressaient à leur conversation.
- Cinq ans ? remarqua Pnina. Et les autres Roch Hachana, vous n’avez pas tenté de renouer les liens avec votre frère ?
- Oui, je sais, chaque Roch Hachana, je me dis que je devrais remédier à la situation mais cette année, j’ai décidé de demander conseil et c’est pourquoi je me suis rendue à la synagogue encore avant la nouvelle année pour en discuter avec la personne qui me paraîtra la plus apte à m’aider.
Apparemment Goldie ne cherchait plus à parler en privé et ne se gênait pas devant les autres femmes qui écoutaient leur conversation.
- Et pourquoi n’en discutez-vous pas avec le rabbin ? tenta encore Pnina.
- Non, non ! s’exclama Goldie. Jamais de ma vie je n’ai parlé avec un rabbin !
- Alors, avec la femme du rabbin… ?
La femme du rabbin était encore assise non loin de là. Elle parlait avec Myriam et Chochana. Pnina regretta ce qu’elle venait de proposer car cela faisait déjà quelques mois qu’elle était en froid avec Chochana, elle ne savait d’ailleurs plus très bien pourquoi…
- Non ! Je préfère parler avec vous plutôt qu’avec quelqu’un d’officiel ! Vous avez l’air très sympathique, pratiquante et agréable ! Je suis sûre que vous ne vous êtes jamais mise en colère contre quiconque, surtout pas contre un frère ou une voisine… Mais moi, j’en veux terriblement à mon frère et à ma voisine. Cependant, quand j’y réfléchis bien, ce qu’ils m’ont fait n’est pas très grave, mais je ne peux pas reprendre les relations à présent juste comme si de rien n’était… Je suis sûre que vous, cela ne vous arrive jamais !
Pnina rougit et remarqua que les autres dames semblaient elles aussi mal à l’aise.
- Que s’est-il passé exactement ? demanda-t-elle encore.
- Heu… mon frère m’a dit des mots qui m’ont blessée… Du moins, sur le coup. A y réfléchir à tête reposée, je me suis aperçue que ce n’était pas si grave que cela… Lui, il a tenté de me téléphoner plusieurs fois, mais chaque fois que j’entendais sa voix, j’ai raccroché. Il m‘a écrit des lettres, mais je les ai jetées au panier sans même les ouvrir. Quant à la voisine, je lui avais demandé de me prêter un mixeur mais elle m’avait répondu qu’il était endommagé. J’ai cru qu’elle m’accusait de l’avoir cassé la dernière fois que je l’avais emprunté et cela m’a vexée. Mais au fond, peut-être voulait-elle dire que c’était elle qui l’avait abîmé… Toujours est-il que je ne lui parle plus, bien qu’elle ait tenté plusieurs fois de m’inviter pour les repas du vendredi soir…
- Que comptez-vous faire alors ?
- Justement ! Je viens vous demander conseil !
- Téléphonez-leur et expliquez que vous vous excusez…
- Non ! C’est terrible ! Jamais je ne pourrais dire cela ! De plus, avec mon frère, je ne me souviens même plus pourquoi exactement je suis fâchée…
Toutes les femmes se mêlaient maintenant de la conversation, Sarah, Ronit, Anat et d’autres…
- Attendez encore quelques jours et vous y verrez plus clair ! suggéra Esther.
- Quelques jours ? Mais cette semaine, c’est Roch Hachana ! soupira Goldie, angoissée. Je ne suis peut-être pas aussi pratiquante que vous, je ne fréquente que très rarement la synagogue mais l’année dernière, le rabbin avait recommandé dans son discours de régler avant Roch Hachana les différends entre un homme et son prochain. Il avait expliqué que les ressentiments à l’intérieur des familles ou entre les voisins causent une séparation entre D.ieu et Son peuple et gênent la prière. Je n’ai peut-être pas tout compris dans son sermon, mais je sais qu’avant Roch Hachana, je dois arranger tout cela !
Chacune des femmes présentes réfléchissait et se sentait… mal à l’aise en pensant qu’elle aussi, peut-être, un jour...
- Peut-être une lettre ? suggéra Yehoudit.
- Oui, exactement ! s’exclama Goldie. Mais comment la commencer ?
- Heu… Ecrivez d’abord que… de fait vous avez envie de les revoir, que les liens se sont relâchés mais que vous êtes prête à les renouer…
Goldie avait les larmes aux yeux : «Vous êtes formidables ! J’avais raison de venir vous demander conseil ! Dès ce soir, j’écrirai ces deux lettres !».

* * *

Le même soir, ce sont dix-huit femmes qui envoyèrent des lettres commençant à peu près de la même façon, Pnina à Chochana, Esther à sa sœur, Yehoudit à son amie…

* * *

À Roch Hachana, la synagogue était pleine à craquer. Et cette année, la prière fut différente, plus vivante ; on pourrait presque dire plus souriante car chacune souriait à l’autre, même à celle avec laquelle elle n’avait pas échangé un mot l’année passée…
Goldie priait elle aussi et les larmes coulaient sur son livre de prières traduit. Avait-elle conscience que, grâce à elle… ?
Quelqu’un attendait Goldie à la sortie de la synagogue, un monsieur aux tempes argentées et aux yeux bleus, d’un bleu indescriptible… ! Tous deux se dirigèrent dans la rue de Goldie : ils étaient invités pour le repas de fête chez sa voisine…
Attendries, les dames de la synagogue suivaient Goldie des yeux : celle-ci pouvait-elle seulement s’imaginer tous les problèmes que sa conversation de Chabbat dernier avait contribué à résoudre dans cette communauté ?

Ruth Binyamine
The Jewish Homemaker
Michpa’ha ‘Hassidit
traduite par Feiga Lubecki