Pour la plupart des gens, les vols de longue durée représentent des heures d’ennui qu’ils occupent à lire ou à dormir. Pour moi, cela représente l’occasion idéale de faire mettre les Téfilines à d’autres Juifs. Dès qu’on peut se passer des ceintures de sécurité, je me lève et passe à travers les rangées de voyageurs, pour proposer à chaque Juif de mettre les Téfilines.
Cela fait vingt ans que j’agis ainsi et j’ai de nombreuses histoires à raconter mais en voici une qui m’est arrivée récemment.
Je voyageais sur El Al, de New York vers Israël. Je commençais par l’arrière de l’avion et avançais avec mes Téfilines avec d’assez bons résultats : près de quinze hommes avaient déjà accepté de les mettre à ma demande et je n’étais qu’à la moitié de l’avion.
C’est alors que je rencontrai Jacob. A cinq rangées de l’avant, il était assis entre deux passagers assoupis. Plongé dans la lecture d’un magazine, il était bien habillé mais semblait encore de la génération précédente : petit, ramassé, âgé de 70 ans au moins, bien rasé, chauve, la chemise ouverte avec une médaille « ‘Hay » pendue à une fine chaîne dorée…
Il remarqua mon apparition, leva les yeux de son journal tandis que je lui proposai mes Téfilines comme je l’avais fait avec tous les autres avant lui. Mais il ne répondait pas : peut-être ne parlait-il pas anglais ? J’essayais en hébreu mais il ne réagissait toujours pas.
J’avais envie de m’éloigner : peut-être n’était-il pas dans son état normal ou pas juif (ce qui me semblait hautement improbable) et je décidai de lui donner une dernière chance, en russe (une langue dont je connais environ dix mots…). Encore une fois il ne réagit pas. En souriant, je lui dis au revoir et continuai mon chemin.
Soudain, il s’écria en anglais avec un fort accent européen : «Non ! Je ne mettrai pas les Téfilines ! Jamais !»
Mais c’était comme s’il se parlait à lui-même, pas à moi. Je me retournai dans sa direction : «Non, je n’ai rien contre vous monsieur le rabbin, mais je ne les mettrai pas. Vous pouvez demander à n’importe qui, à ‘Holon, là où j’habite. Même le grand-rabbin là-bas sait qui est Yaakov P. : quand il m’aperçoit, il traverse la rue pour me serrer la main. J’aide les gens, c’est normal. Beaucoup de gens, mais je ne mettrai pas les Téfilines. Après ce que j’ai passé dans les camps Auschwitz, Birkenau… je me suis juré que je me remettrai plus jamais les Téfilines !»
Il avait prononcé ces mots avec tant de conviction que je pouvais voir dans ses yeux ce par quoi il était passé et – pour avouer la vérité – je ne me sentais pas la force de discuter.
Je tentai de garder le sourire alors que des larmes se formaient au bord de mes yeux : je l’assurai que je ne lui en voulais pas et lui souhaitai un bon voyage. «Ce n’est pas contre vous !» m’assura-t-il encore une fois. Nous nous sommes serrés la main et je continuai avec d’autres personnes, plus réceptives. J’oubliai tout cet épisode.
Finalement, j’arrivai aux premières rangées où se trouvait un couple âgé.
Je leur demandai s’ils étaient juifs et, fort de leur réponse positive, proposai à l’homme de mettre les Téfilines. Il sourit… et refusa. Se tournant vers sa femme, il commenta son geste : «Je crois que la dernière fois que je les ai mis, c’était pour ma Bar Mitsva, il y a environ soixante ans…»
Elle me regarda, le regarda, regarda les Téfilines et suggéra : «Alors pourquoi ne pas les remettre aujourd’hui, Max ?»
En plaisantant, j’ajoutai : «De toute manière, vous n’avez rien d’autre à faire actuellement, n’est-ce pas ? Et cela ne vous coûte rien !»
Il secoua plusieurs fois la tête pour dire non et regarda encore sa femme. Elle semblait dire : «Pourquoi pas ?» et finalement, il se leva, feignant avoir été vaincu par ses arguments. Il retroussa sa manche gauche, me laissa lui enrouler les lanières sur son bras où figurait son numéro tatoué à jamais et sa tête, répéta les bénédictions et le «Chema» puis me remercia chaleureusement. C’était la première fois qu’il les mettait depuis soixante ans et cette expérience lui avait plu.
Soudain, sa femme remarqua : «Vous deviez les mettre à Jack ! Lui avez-vous demandé ? Il est assis un peu plus loin. Oh, le voici !»
Effectivement, Yaakov, le survivant de la Shoah qui avait refusé les Téfilines auparavant, apparut derrière eux.
«Jack, s’écria-t-elle, sais-tu ce que Max vient de faire ? Ce rabbin vient de lui mettre les Téfilines et il en est tout content ! Tu devrais le faire aussi !»
Elle me le présenta : «Monsieur le rabbin, c’est Jack. Lui et nous avons traversé l’horreur des camps ensemble. Nous sommes de bons amis».
Pendant ce temps, Jack – Yaakov était en proie à un intense combat intérieur : «Je ne les mettrai pas ! Max les a mis ? Mais pas moi !»
«Allez ! Vas-y ! Oublie tout cela, dit-elle enthousiaste. Max en est content, quel est ton problème ? Ce rabbin est si sympathique ! Fais-le pour lui !»
«C’est vrai, dis-je prudemment. J’ai fait tout le voyage depuis Kfar ‘Habad pour vous proposer de mettre les Téfilines !»
Jack suait à grosses gouttes, il avait presque le tournis tant les pensées se bousculaient dans son esprit : «Je ne peux pas, j’en ai fait le vœu ! Jamais !» répétait-il de façon un peu naïve.
C’était le moment de vérité.
Il regardait les Téfilines comme s’il souhaitait qu’ils disparaissent mais je restai là à le fixer intensément jusqu’à ce qu’il finisse par murmurer : «Bon, si cela vous fait plaisir…»
Je l’aidai à mettre les Téfilines, lui dis les phrases à répéter en évitant de regarder son visage mais… J’en étais sûr : au bout de quelques secondes, je l’entendis renifler s’essouffler puis pleurer tandis qu’il tentait de répéter les mots qu’il connaissait certainement depuis son enfance. Il était en larmes.
Ses amis n’avaient pas l’air impressionnés. Cela faisait soixante ans qu’ils pleuraient et cela ne les affectait plus.
Je lui offris un mouchoir, il se moucha, s’essuya les yeux ; je l’aidai à enlever les Téfilines. La dame regarda son mari et leur ami et déclara en me regardant : «C’était une double Bar Mitsva ! Je suppose que vous êtes heureux !»
Je compris l’allusion et entonnai un chant joyeux : «Am Israël ‘Hay» «Le peuple juif est vivant !» tout en prenant par la main les deux «jeunes» Bar Mitsva et nous avons dansé tous les trois dans le couloir de l’avion pendant une longue demi-minute tandis qu’elle frappait des mains avec les autres passagers…

Rav Tuvia Bolton
www.ohrtmimim.org
Traduit par Feiga Lubecki