Neuf réservistes israéliens dans le désert du Sinaï, près d’un fortin situé au bord du Canal de Suez. Bien préparés, ils avaient un moral de fer.
«Itzik, je rentre à la cuisine ! Ces mouches me rendent fou !»
Je quittai Itzik et m’abritai à l’ombre près de la cuisine. Les insectes me rendaient la vie impossible.
Au bout d’un quart d’heure, un cri déchira le silence ; Itzik hurlait de façon hystérique : les Egyptiens avaient commencé à attaquer. Puis il se tut… pour toujours.
Les mouches m’avaient sauvé la vie !

* * *

Yom Kippour 1973 : nul n’aurait imaginé que la guerre éclaterait en ce jour saint. Itzik devait être le premier de notre groupe à trouver la mort. Soudain, nous avions compris ce qui arrivait et nous devions très vite nous adapter à la situation. Le désespoir de notre part n’aurait pu que renforcer nos ennemis.
Notre commandant, Tsion, nous disposa en position défensive et, entre les différentes attaques aériennes, nous sortions de nos abris pour arranger les sacs de sable. Nous tentions de contacter le haut commandement, mais il n’y avait pas de réponse. Le problème semblait sérieux : nous n’étions plus que huit soldats, et notre position n’était pas vraiment stratégique.
Par la radio, nous entendions des conversations entre des officiers et des soldats sur le front. Au début, le ton restait calme mais vers le soir, les soldats donnaient des signes de fatigue et d’angoisse. On les entendait crier sur les ondes. Le cœur lourd, nous réalisions la gravité des combats.
Rassemblés dans l’abri central, nous avons récupéré le corps d’Itzik, l’avons enveloppé dans une couverture et placé juste à l’extérieur du bunker : «Quoi qu’il arrive, même si nous sommes faits prisonniers, jura Tsion, nous n’abandonnerons pas le corps d’Itzik !»
Bien que je ne fus pas issu d’une famille religieuse, je jeûnais ce Yom Kippour. Mais l’angoisse me faisait oublier la faim. Je plaçais des munitions près de la tranchée, au nord : en cas d’attaque, j’étais supposé courir là-bas et faire feu au nord et à l’ouest.
La nuit tomba, une nuit terrible qui devait rester gravée à jamais dans mon esprit. Nous avions entendu que les Egyptiens avaient brisé toutes nos lignes de défense et avaient pénétré dans le désert du Sinaï. Les souvenirs défilaient : la maison, Papa, Maman, la famille… Que faisaient-ils maintenant ? Certainement ils pensaient à moi, s’inquiétaient et à juste titre ! Les reverrai-je un jour ? Peut-être eux me reverraient-ils mais je ne les verrai pas…
Les bruits des explosions se rapprochaient : les Egyptiens se dirigeaient vers notre fortin.
Recroquevillés dans notre bunker, nous entendions cependant les explosions assourdissantes. La tension montait et le guetteur avertit que les véhicules égyptiens n’étaient plus qu’à un kilomètre de notre position. Il était évident que ce serait eux ou nous…
Tsion ordonna de ne tirer que lorsque nous les verrions distinctement. Il fallait tirer sur eux sans arrêt, moi à droite et eux à gauche, pour donner l’impression que nous étions nombreux : ils ne devaient pas comprendre que nous n’étions que huit ! A son signal, nous avons commencé à tirer sans nous arrêter : j’abattis trois soldats dès le début, y compris un officier. Du coin de l’œil, je voyais qu’Alon, l’autre artilleur, se débrouillait bien, lui aussi. En peu de temps, nous avons réussi à neutraliser quatre half-tracks.
Mais les tirs égyptiens se faisaient de plus en plus précis.
«Chmulik !»
Il avait été touché, il était tombé.
Le moral commençait à flancher. Même Tsion, notre commandant, fut touché. Nous n’étions plus que six, un tiers d’entre nous était tombé ! Je me mis à prier : «D.ieu ! Aide-nous !»
Nous avons combattu comme des lions durant la nuit. Nous n’étions plus que quatre : nous avons décidé de nous rendre. A cinq heures du matin, nous avons rangé les corps de nos amis et j’ai attaché un papier sur chacun d’entre eux avec leurs noms pour qu’ils puissent être identifiés.
Je savais que l’avenir n’était pas rose mais je ne pleurais pas : je n’avais plus de larmes.
Nadav fut le premier à sortir, les bras en l’air. Les deux autres le suivirent. Je restai à l’arrière, le doigt sur le fusil au cas où les Egyptiens oseraient attaquer des hommes prêts à se rendre. Je savais que je n’avais plus que deux minutes de liberté.
Soudain, deux personnes apparurent devant moi. Je me pinçai pour être sûr que je n’étais pas en proie à une hallucination. Non, c’était deux hommes réels dont les visages rayonnants étaient ornés d’une barbe majestueuse. Ils me regardèrent et s’approchèrent de moi.
Je surveillai les Egyptiens et il y avait ces deux hommes. Que se passait-il ?
L’un d’entre eux me dit : «Ne t’inquiète pas ! Tu seras fait prisonnier, mais tu seras libéré et tu reviendras sain et sauf. Dis-le à tes camarades !»
Je n’avais jamais entendu auparavant une voix aussi calme. J’étais surtout hypnotisé par ces yeux si pénétrants, ce regard qui transmettait des torrents de bénédictions.
«Qui êtes-vous ? demandai-je. Et comment savez-vous que nous reviendrons ?»
«S’il le faut, répondit-il, je viendrai personnellement vous sauver !»
«Et comment le ferez-vous ?»
Le vieil homme ne répondit pas. Il s’approcha encore d’un pas, posa sa main sur ma tête et ferma les yeux.
Tout ceci n’avait pris que quelques secondes mais m’avait semblé durer une éternité. Soudain, les deux hommes semblèrent très lointains et disparurent à l’horizon. J’étais stupéfait par ce qui venait de m’arriver. Même quand les Egyptiens firent irruption dans le bunker et me passèrent les menottes, tout en braquant leurs fusils sur mon dos, je ne pouvais oublier ce regard.
Sept mois passèrent. Sept mois d’enfer, de tortures, d’interrogatoires «musclés», d’humiliations quotidiennes. A chaque instant de répit, je pensais à ma famille et je me souvenais de ce regard. Qui était cet homme ? Peut-être mon grand-père, revenu du Paradis ? Mais non : il n’y avait aucune ressemblance.
Je me persuadai que j’avais été victime d’une hallucination.

* * *

Dans l’avion ! Nous étions libérés. On nous attendait à l’aéroport Ben Gourion. Pour la première fois depuis Yom Kippour, j’avais les larmes aux yeux.
A l’aéroport, il y avait quelques autres prisonniers et de nombreux corps. Le bruit était intense, les gens couraient à droite, à gauche quand soudain j’aperçus trois Juifs religieux qui distribuaient boissons et biscuits à qui voulait : «Le’haïm !» «A la vie !» crièrent-ils joyeusement tout en suggérant à chacun de mettre les Téfilines.
Je ressentis le besoin de me diriger vers eux et soudain une brochure posée sur la table attira mon regard : c’était la photo du Rabbi, Rabbi Mena’hem Mendel Schneersohn de Loubavitch !
Je n’en croyais pas mes yeux. Je l’avais vu ! Oui ! C’était le même regard pénétrant, les mêmes yeux qui perçaient à travers vous, mais étaient en même temps remplis de bonté. Ces yeux qui me regardaient comme pour me dire : «Je t’avais promis que tu reviendrais !»

Traduit par Feiga Lubecki