Il régnait un silence solennel dans la pièce. Le vieux parquet en bois peinait et craquait sous le poids de soixante-dix « Chlou’him », émissaires du Rabbi accourus de tous les coins du globe. Ils avaient tous entendu sans pouvoir véritablement réaliser le bref message, émis par une voix étranglée par les larmes : « La Rebbetzen… L’épouse du Rabbi n’est plus… ! »
Tôt le matin ou tard dans la nuit selon leurs fuseaux horaires, ils avaient eu une réaction immédiate : se précipiter à l’aéroport et attraper – à n’importe quel prix – le premier avion en partance pour New York. L’enterrement était prévu pour midi. La décision de partir avait été prise instantanément, sans même réfléchir si on arriverait à temps.
Ce n’est que dans l’avion que certains se demandèrent pourquoi et comment. Pendant les quelques minutes d’attente à l’aéroport de départ, ils avaient téléphoné à leurs secrétaires pour annuler tous les rendez-vous qui semblaient si urgents la veille encore : avec le maire pour la nouvelle école en construction, avec des fiancés à préparer pour leur mariage, avec des parents d’élèves inquiets pour les mauvaises notes de leurs enfants, avec un donateur qu’on avait eu tant de mal à convaincre…
Peu importait les questions et les doutes, il fallait prendre part à cette perte immense, on ne pouvait se contenter d’écouter les nouvelles dans une autre ville, il fallait être à New York, auprès du Rabbi dont on partageait la douleur.
Quand la tragédie avait eu lieu et que l’âme pure de la Rebbetzen avait rejoint ses illustres ancêtres, le Rabbi avait simplement demandé à ses secrétaires d’en avertir les Chlou’him, ses émissaires éparpillés à travers le monde, ceux que lui-même et la Rebbetzen considéraient comme leurs enfants. En entendant cela, les Chlou’him avaient compris que le Rabbi souhaitait qu’ils participent. Ceux qui l’ignoraient avaient tout de même ressenti qu’il était essentiel de venir. Chacun souhaitait retrouver son maître semblable à son père, le Rabbi.
Des dizaines de milliers de Juifs avaient assisté à l’enterrement et nombreux étaient ceux qui se retrouvèrent ensuite devant la maison du Rabbi, sur President Avenue à Crown Heights (Brooklyn). Seuls quelques uns pouvaient entrer dans la salle à manger où se déroulerait la prière de Min’ha. On décida que les « Chlou’him » seraient les seuls à être admis dans ce premier Minyane. Ces hommes avaient été envoyés avec leurs épouses aux cours des 38 dernières années par le Rabbi, dans des pays et des villes éparpillés sur les cinq continents, pour éveiller et organiser le renouveau du judaïsme.
Quelques vieux ‘Hassidim – qui avaient connu personnellement la Rebbetzen et son père, le précédent Rabbi de Loubavitch – pleuraient dans un coin de la pièce. Mais la plupart des Chlou’him gardaient le silence. Ils attendaient. Ce groupe inhabituel – formé de jeunes gens, de pères de famille, de grands-pères et même d’arrière grands-pères – avait forgé avec le Rabbi un lien très spécial. Ils étaient entièrement dévoués au Rabbi et à sa vision de leur mission : faire tout ce qui était possible pour amener la venue du Machia’h. Avec appréhension, ces hommes attendaient maintenant que le Rabbi entre pour mener la prière comme il convient à un endeuillé.
Le Rabbi entra, ouvrit son livre de prières si usé et commença la prière, d’une voix lente mais déterminée, forte et exprimant une foi absolue envers le Très-Haut en ce moment de grande peine.
A la fin du Kaddich, le Rabbi s’assit sur un petit tabouret comme le veut la coutume. Alors que les « Chlou’him » s’apprêtaient à passer devant lui pour prononcer la formule traditionnelle de condoléances, le Rabbi se mit à parler. Chacun s’arrêta et tendit l’oreille pour suivre le discours.
En quelques minutes, le Rabbi expliqua le sens de la tradition des condoléances et la rattacha avec la Mitsva générale de « Ahavat Israël », l’amour et la compassion envers un autre Juif.
Les Chlou’him écoutaient de toutes les fibres de leurs cœurs. L’homme qui avait voué toute sa vie aux autres faisait comprendre à ses émissaires que la réponse à la tragédie devait être encore un plus grand dévouement au peuple juif. Alors qu’il éprouvait une peine personnelle immense, le Rabbi demandait qu’on agisse encore davantage en faveur de ceux qui avaient besoin d’aide.
Mais les Chlou’him avaient aussi perçu un autre message, un message d’appréciation et de remerciement pour ceux qui étaient venus et qui participaient à sa peine. Le Rabbi n’avait jamais été satisfait de ce qui avait été accompli, il avait toujours demandé davantage. Dans le passé, cet encouragement avait été sa façon de remercier pour les efforts entrepris mais cette fois-ci, le Rabbi exprimait du plus profond de son cœur sa gratitude envers les Chlou’him. Toutes les questions, tous les doutes quant à la nécessité de venir avaient été balayés par ces mots. La plupart d’entre nous sommes repartis le même soir pour continuer l’œuvre et lui donner une nouvelle ampleur.
Durant les jours qui suivirent, des milliers de ‘Hassidim et des Juifs de tous les milieux vinrent participer aux prières pour consoler le Rabbi. Mais ces premiers moments, avec cette intimité si touchante, n’avaient été partagés que par quelques-uns, c’était le premier Minyane.
Tandis que nous voyagions pour retourner chez nous, nos cœurs ressentaient l’immense douleur qui étreignait le Rabbi qui avait perdu celle qu’il avait épousée près de soixante ans auparavant. Mais nous portions en nous une énergie renouvelée, un enthousiasme inspiré par ces moments précieux que nous avions passés chez le Rabbi, un désir de se dévouer encore plus complètement au service de nos frères juifs – par le mérite de la Rebbetzen !

Rav Dovid Eliezrie – Le’haïm
Yorba Linda, Californie
Traduit par Feiga Lubecki