Notre famille compte parmi celles qui ont réussi à franchir le Rideau de Fer, en 1946, en passant par la ville frontière de Lvov, sur la frontière de la Pologne et de l’Union Soviétique. En attendant le train qui devait nous faire quitter cet enfer communiste, nous nous étions éparpillés dans plusieurs maisons afin de ne pas éveiller les soupçons de la police. Mais un soir, lors d’un contrôle, mon frère Meïr fut arrêté pour avoir passé la nuit dans une ville où il n’était pas recensé. Alors que nous avions, D.ieu merci, rejoint le convoi de la liberté, il fut détenu pendant un an dans la tristement célèbre prison Zlotchov.
Au bout d’un an, il fut libéré et, bien sûr, il tenta à nouveau de passer la frontière. Il se procura des faux papiers et se rendit à Tchernovitch où il se lia d’amitié avec deux autres jeunes ‘Hassidim. Ensemble ils réussirent à sortir de Russie et se retrouvèrent en Roumanie. 
Là aussi ils durent se cacher et dormir dans des étables ou même à la belle étoile. Enfin ils arrivèrent non loin de la ville de Ratsots. Maintenant ils n’avaient plus qu’une étape à franchir, au milieu de la nuit.
Le passeur qui devait les accompagner arriva à l’heure dite mais il n’était pas seul: il avait emmené avec lui un escadron de policiers qui, bien entendu, arrêta le groupe de ‘Hassidim et le ramena en Russie où, après un simulacre de procès, ils furent condamnés à mort pour “trahison envers la merveilleuse mère-patrie”.
Cependant, à cette époque justement, le gouvernement soviétique tentait une opération de séduction vis-à-vis du monde occidental et, dans sa générosité, commua la sentence de mort en peine de vingt-cinq ans de prison suivis de cinq ans de “redressement” dans un camp de travail.
Les trois jeunes gens passèrent donc les deux premières années dans la prison de Korlog dont le seul nom fait encore frémir les survivants. Puis ils furent envoyés en Sibérie, dans le camp de Amasksiblog où la température moyenne était de quarante degrés en dessous de zéro. Là, les gens mouraient comme des mouches à cause du froid, de la faim et des maladies. La famine était telle que si un chien errant s’aventurait dans le camp, il était dévoré par les détenus.
Durant toutes ces années, nous étions sans nouvelles de notre frère. Où était-il ? Comment se portait-il ? Etait-il même encore vivant ?
Pessa’h 1952, lors d’une réunion ‘hassidique, je m’approchai du Rabbi et lui demandai une bénédiction pour mon frère. Le Rabbi me regarda, brisa un morceau de la Matsa qui se trouvait sur sa table et me le tendit: “A envoyer au frère”, dit-il.
Bouleversé, je ne réussis pas à faire sortir un mot de ma bouche. Après quelques instants, j’essayai de comprendre: nous n’avions aucune adresse à laquelle envoyer ce morceau de Matsa (ou quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs !)
Je m’approchai encore une fois du Rabbi et lui demandai une explication: “Ce que j’ai voulu dire, dit-il, c’est que tu devras lui transmettre ce morceau de Matsa quand il aura réussi à sortir d’Union Soviétique”.
Bien que les paroles du Rabbi fussent encore empreintes de mystère, il est impossible de décrire leur impact positif sur notre famille. De fait, le Rabbi nous avait pour ainsi dire promis que Meïr était en vie et qu’il réussirait à quitter ce pays !
Les années passèrent et nous n’avions toujours aucun signe de vie de Meïr. Je gardai soigneusement le morceau de Matsa que m’avait confié le Rabbi, comme s’il s’était agi d’un trésor inestimable.
Un jour, j’entrai en audience privée chez le Rabbi et déclarai: “Rabbi, je vous demande une promesse plus explicite pour que nous puissions revoir notre frère vivant”.
Le visage du Rabbi devint très sérieux, il me regarda fixement et dit: “Pourquoi essaies-tu de me faire dire ce que je ne peux dire ? Mon beau-père (le Rabbi précédent - ndt) a affronté des épreuves bien plus difficiles et les a surmontées. Il est évident qu’il surmontera celle-là aussi ! ”
Tandis qu’il prononçait ses derniers mots, le Rabbi… pleurait !
Très peu de temps après, en 1955, mon frère fut libéré de façon tout à fait inattendue. Quand nous avons appris cette nouvelle, c’était comme si un grand poids nous avait été enlevé. Maintenant nous attendions avec impatience qu’il puisse sortir d’Union Soviétique: nous étions convaincus que cela se produirait, mais quand ?
Meïr se maria en Russie, sa maison était un foyer ‘hassidique exemplaire.
En 1971, mon frère et sa famille reçurent enfin la permission de sortir. Ils se rendirent d’abord aux Etats-Unis puis s’installèrent au Canada. La première fois que j’ai retrouvé Meïr, j’ai sorti de ma poche en tremblant de joie, le petit morceau de Matsa que le Rabbi m’avait chargé de lui donner: “Voici ta Matsa, lui dis-je, bouleversé, prends-la ! Elle a attendu ta libération pendant dix-neuf ans ! ”

Rav Berel Junik
traduit par Feiga Lubecki