L’été dernier, j’ai assisté au Congrès International des Juifs russophones qui se tenait à Moscou, dans le tout nouveau et impressionnant Centre Communautaire de Marina Rochtsa.
Lors d’une soirée, j’ai raconté que je me souvenais de l’ancienne synagogue qui se tenait à cet endroit avant qu’un incendie criminel ne la détruise, il y a quelques années : cette synagogue était une des seules que le pouvoir communiste n’avait pas fermée mais elle était bien misérable. “Voyez comment ce Centre Communautaire est beau maintenant, quelle merveille!”.
A ce moment, un des Juifs présents se tourna vers moi et me dit: “Moi aussi, j’ai connu la synagogue auparavant et je comprends très bien votre émotion!”. Je lui demandai quand il s’était rendu ici et il me répondit: “Dans des circonstances très particulières, au début des années 80”.
C‘est dans ma chambre d’hôtel qu’il me raconta son histoire, jusqu’à deux heures du matin…
Il s’appellait Morde’haï (on l’appelle “Mitié”, et il ne voulut pas me donner d’autres détails sur son identité si ce n’est qu’il est aujourd’hui un homme d’affaires aux Etats-Unis).
Il était né dans la ville de Naltchik dans le Caucase et, bien qu’il n’ait reçu qu’un minimum d’éducation juive, son judaïsme était très important à ses yeux. Quand arriva l’âge du service militaire, ce fut pour lui une catastrophe : c’était l’époque de la guerre des Soviétiques contre l’Afghanistan.
Du fait que les Caucasiens, comme les Afghans, étaient musulmans, les autorités russes ne leur faisaient pas vraiment confiance. Morde’haï savait que s’il était envoyé en Afghanistan, il serait considéré comme musulman et on ne lui donnerait pas d’arme ; il ne serait pas incorporé à des unités combattantes mais on l’obligerait à accomplir toutes les corvées et même les travaux dangereux dans lesquels il risquerait sa vie.
Il n’y avait qu’une seule façon de se dégager du service militaire : par l’argent. Mais Morde’haï était le seul soutien de famille pour sa mère et ses deux sœurs et il n’avait aucune possibilité de trouver une telle somme. Un jour, quelqu’un lui suggéra de se présenter au Bureau du Recrutement à Moscou plutôt que dans le Caucase : “Comme c’est une grande ville, on ne fera peut-être pas attention à tous les détails de ton identité et tu seras perdu dans la masse des autres soldats”.
Morde’haï se rendit à Moscou, mais comme il n’y connaissait personne, il retrouva vite le réflexe juif : il se dirigea vers la grande synagogue et la première personne qu’il y rencontra fut un autre Morde’haï (sans doute le Cho’het et Mohel Rav Morde’haï Lipshitz). Le Morde’haï de Moscou accueillit chaleureusement le Morde’haï du Caucase et lui dit à l’oreille: “Si tu recherches du judaïsme authentique ou une aide quelconque, va plutôt à la synagogue Marina Rochtsa!”.
Il écouta le conseil et, arrivé à Marina Rochtsa, il se joignit à la réunion ‘hassidique qui se tenait justement en l’honneur du 19 Kislev, fête de la libération de Rabbi Chnéour Zalman. On lui expliqua que chacun souhaitait à l’autre la réalisation de tous ses désirs: “Demande toi aussi !”. Morde’haï demanda donc à être libéré de ses soucis et les ‘Hassidim le lui souhaitèrent bien volontiers. Quant au reste des paroles, Morde’haï ne comprit pas grand-chose car les discours étaient en anglais ou en hébreu à cause de la présence d’invités étrangers. Néanmoins, l’atmosphère lui plut et il implora les ‘Hassidim de le bénir à nouveau. Cette fois-ci, on lui conseilla : “Ecris au Rabbi !”.
“Je ne savais pas qui était le Rabbi, comment on lui écrivait et comment on envoyait la lettre. On me répondit qu’ici, en Union Soviétique, on écrivait au Rabbi en l’appelant “Grand-Père” : “Ecris chaque fois que tu en as besoin et lui saura comment t’aider”.
Cette idée n’eut, à l’époque, aucun impact sur Morde’haï. Il ne réussit pas à se faire inscrire à Moscou, il dut retourner au Caucase, fut envoyé, comme prévu, en Afghanistan dans une unité d’ingénieurs et affecté à de durs travaux de construction.
La chaleur étouffante, la poussière et la boue étaient insupportables et sa situation ne fit qu’empirer au point qu’il sentit ses forces l’abandonner. C’est alors qu’il se souvint du conseil que lui avaient donné les ‘Hassidim : profitant d’un moment de répit, il écrivit une lettre au “Grand-Père” et, peu de temps après, il lui arriva quelque chose d’étonnant.
A cette étape de son histoire, Morde’haï expliqua “Mes supérieurs s’adressaient toujours à moi de façon hautaine et méprisante, au point de m’enlever toute ma dignité, sans compter que je devais faire de grands efforts pour garder un minimum de judaïsme. J’avais décidé, malgré le travail exténuant dans la boue et malgré mon désespoir, d’avoir des vêtements propres le Chabbat, ainsi qu’une chemise repassée et des bottes cirées”.
Peu après avoir écrit au Rabbi, il se retrouva au centre d’un débat. Un des colonels se mit à regarder les soldats mal rasés, sales et peu respectueux des règles de l’armée impliquant un uniforme impeccable. Quand il remarqua Morde’haï, habillé proprement des pieds à la tête, il lui demanda son nom et sa fonction. Le colonel appela tous les soldats et leur montra comment Morde’haï faisait honneur à l’armée soviétique et, quelques jours plus tard, Morde’haï fut promu chef de la buanderie. Il put donc quitter son pénible travail à l’extérieur, alors que les bandes armées afghanes causaient de lourdes pertes dans les rangs soviétiques.
Morde’haï continua d’écrire au “Grand-Père” et constata que ses lettres étaient suivies d’effets bénéfiques, même s’il n’avait aucun moyen de les envoyer effectivement.
A cette époque, de nombreux soldats s’adonnaient au trafic de drogue. Pour stopper cela, les autorités effectuaient des perquisitions. Un des officiers qui avait ainsi fouillé dans les affaires de Morde’haï le convoqua dans son bureau et lui demanda à quel “Grand-Père” il écrivait. Morde’haï comprit qu’on le soupçonnait de trafics louches et protesta violemment. L’officier lui demanda de s’expliquer : Morde’haï dit qu’il était juif et qu’il écrivait effectivement à son grand-père. Pour le prouver, il sortit de son portefeuille une photo du Rabbi.
“C’est ton grand-père ? Moi aussi j’aurais voulu avoir un grand-père pareil ! Je vois que dans tes lettres, tu demandes à ton grand-père des bénédictions. Pourrais-tu lui en demander pour moi aussi ? Moi aussi je suis Juif, je m’appelle Lev Yakovitch Ru’haline ou, en hébreu, Arié Leib ben Yaakov”.
C’était en 1983. Depuis, à chaque fois que Morde’haï écrivit au Rabbi, il demanda en plus une bénédiction pour Arié Leib ben Yaakov.
Depuis ce jour, Ru’haline fut si reconnaissant envers Morde’haï qu’il l’affecta à son service personnel. Morde’haï eut alors le privilège d’avoir sa propre chambre avec un vrai lit.
A la fin de son service militaire, Morde’haï souhaita remercier ses amis de Moscou qui lui avaient fait connaître le Rabbi. Puis il se maria avec une femme juive et tous deux réussirent à émigrer aux Etats-Unis. C’est ainsi qu’il eut le privilège de passer une fois devant le Rabbi quand il distribuait des bénédictions avec un dollar à remettre à la Tsédaka (charité) et Morde’haï n’oublia pas de mentionner Arié Leib ben Yaakov.
Morde’haï est devenu un homme d’affaires prospère et, chaque année, il prend à son compte toutes les dépenses pour la réunion ‘hassidique du 19 Kislev…

Rav Betsalel Schiff
traduit par Feiga Lubecki