Durant la seconde Guerre Mondiale, je combattis avec courage dans l’Armée rouge et j’acquis de nombreuses médailles ; je devins même colonel et l’on me nomma responsable de l’approvisionnement pour tout un régiment.
Un jour, après la guerre, je rencontrai un de mes anciens compagnons qui avait, lui aussi, gravi les échelons et était devenu général. On avait même mis un avion à sa disposition ! Il me prit à part dans un endroit sûr et murmura à mon oreille : “ J’ai l’intention, une de ces nuits, de profiter de mon avion et de quitter définitivement l’Union Soviétique pour me rendre aux Etats-Unis. Veux-tu te joindre à moi ? ”
A l’époque, je gagnais bien ma vie, j’étais marié et je ne voulais pas prendre des risques. J’ai donc refusé sa proposition.
Peu de temps après, on frappa à ma porte au milieu de la nuit : des inspecteurs du K.G.B. me jetèrent en prison à la suite d’une dénonciation mensongère d’un de mes anciens employés qui prétendait que je falsifiais les comptes de mon entreprise.
Je fus condamné, à l’unanimité, à dix ans de prison. Un des gardiens m’informa alors qu’un certain général avait tenté de quitter l’U.R.S.S. pour les Etats-Unis à bord de son avion de fonction. Je compris de suite de qui il s’agissait. Ce que je ne savais pas, c’est que ce même “ami” - général, lors de son procès, m’avait accusé d’avoir comploté avec lui ! Sans procéder à une enquête, le président du tribunal me fit sortir de prison pour m’annoncer sèchement qu’une telle abomination me valait quinze années supplémentaires de détention…
Le voyage vers la Sibérie fut horriblement long : dans des wagons fermés à clé, sans lumière, nous étions entassés les uns sur les autres, avec très peu d’eau et de nourriture, dans des conditions d’hygiène épouvantables. A notre arrivée au “camp de travail”, je fus envoyé dans une baraque où se trouvaient déjà des brigands, des assassins et toutes sortes d’antisémites qui me prirent aussitôt comme cible de tous leurs coups bas : ils m’injuriaient, n’arrêtaient pas de regretter qu’Hitler n’ait pas terminé sa “mission”, mais eux se chargeraient de moi : cette nuit même, ils me tueraient !
Ils avaient beaucoup de défauts, mais là, je compris qu’au moins ils ne mentaient pas !
Quand la nuit tomba, j’avais terminé ma journée de travail, mais je savais que, bientôt, mes “compagnons” reviendraient eux aussi du travail : je me cachais en me recroquevillant à même le sol dans la paille et la boue. J’avais déjà commencé à compter les quelques minutes qui me restaient à vivre : j’étais engourdi par le froid et la peur et soudain, oui, là, je découvris que D.ieu existe. C’était mes premières étincelles d’un retour à D.ieu.
Toujours tapi dans l’ombre, j’attendais que la grosse porte en bois s’ouvre et soudain j’entendis un grand bruit, un tumulte inexplicable et un mouvement de foule incontrôlé. C’était sûrement mes assassins qui arrivaient mais… rien ne se passa. Je levai lentement la tête et vis des policiers soviétiques armés de chaînes et de haches qui criaient que tous les anciens prisonniers devaient monter immédiatement dans les camions qui les transféreraient dans un autre camp.
C’est ainsi que D.ieu m’accorda la vie une fois de plus… J’aurais voulu chanter, remercier, acclamer le Maître du monde, mais je ne savais pas encore comment le faire…

* * *

Par la suite, dans un autre camp, j’eu le mérite et le privilège de faire la connaissance de Reb Acher Sassonkin, un ‘Hassid de Loubavitch, très méticuleux dans l’observance des commandements. Comme il refusait de se rendre au travail le Chabbat, les surveillants le recherchaient partout puis il était régulièrement condamné à cinq jours au cachot, un endroit ignoble, froid, humide où grouillait la vermine. Mais Reb Acher n’en avait cure ; finalement, ce sont les surveillants qui se lassèrent et ne prirent plus la peine de le punir.
J’étais fasciné par Reb Acher et la force de ses convictions. Un jour, je décidai que moi aussi je ne travaillerai plus le Chabbat : après tout, je suis aussi un Juif.
Ce Chabbat-là, je prétendis être malade. Quand les surveillants remarquèrent mon absence à l’appel, ils revinrent au camp en criant : “ Qui est Na’hman Rosman ? Il doit se présenter immédiatement à la Direction Générale ! ” Avant même que j’ai pu me lever, Reb Acher se leva, prétendant qu’il s’appelait Na’hman Rosman et suivit les surveillants jusqu’au bâtiment principal.
Abasourdi, j’attendais avec angoisse la suite des événements, mais Reb Acher revint bien vite, avec un grand sourire et me dit : “ Aimer un autre Juif, c’est aussi une grande Mitsva et s’il est possible d’aider un autre Juif, cela vaut la peine d’être prêt à donner sa vie ! ”
Je m’assis en face de lui et lui demandai pourquoi il souriait alors qu’il revenait d’un procès.
“ Quand les policiers sont venus, cela m’a rappelé l’histoire de deux jeunes gens qui rentraient tard le soir chez eux : l’un avait ses papiers en règle mais l’autre non. Lorsqu’ils furent arrêtés par la police, celui dont les papiers étaient en règle se mit à courir : en voyant cela, les policiers pensèrent qu’il n’avait pas de papiers et le poursuivirent. Evidemment, pendant ce temps, l’autre étudiant de Yechiva en profita pour disparaître. Quand les policiers rattrapèrent le premier jeune homme, ils furent surpris de constater qu’il était parfaitement en règle. “ Pourquoi alors t’es-tu enfui ? ” demandèrent-ils et il répondit : “ J’ai toujours eu peur des uniformes… ”
- “ C’est ainsi que j’ai pris ta place, continua Reb Acher, ce qui t’a permis de te cacher. Moi, les policiers m’ont amené à la Direction Générale puis ils sont partis. Il y avait une longue queue, très longue. Je me suis mis tout au bout. Quand mon tour est arrivé, le juge m’a dit : “ Rosman, debout ! ” J’ai montré alors ma carte avec mon nom, Sassonkin. Le juge, surpris, m’a demandé pourquoi j’étais là et j’ai répondu que les policiers m’avaient amené, je ne savais pas pourquoi. Le juge a regardé ma carte et m’a dit de retourner à ma baraque…

Reb Na’hman Grossman

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Quand j’ai fait connaissance de Reb Na’hman Grossman à Tachkent dans les années soixante, il était déjà devenu un vrai ‘Hassid.

Rav Betsalel Schiff
traduit par Feiga Lubecki