Durant près de 70 ans, les Juifs d’Europe de l’est n’avaient pas pu pratiquer ouvertement leur judaïsme. Obligés de cacher leur véritable identité même à leurs enfants de peur d’être dénoncés comme « contre-révolutionnaires » et ennemis du peuple et de la glorieuse Mère Patrie, les Juifs de Russie, d’Ukraine et ailleurs n’avaient plus que de vagues souvenirs d’un judaïsme vivant et heureux. Durant de nombreuses années, ils avaient aspiré à pratiquer leur culte et certains d’entre eux avaient été jetés en prison ou envoyés dans des camps «de travail» pour le crime de vouloir retrouver leur tradition.

Mais à la fin des années 80, le vent nouveau de la Perestroïka souffla sur l’URSS et aboutit enfin à la chute du «Rideau de Fer» qui empêchait les Juifs de connaître leur héritage religieux.

C’est alors qu’en 1987, un jeune ‘Hassid fut envoyé par le Rabbi de Loubavitch pour conduire la prière de Yom Kippour dans la grande synagogue de Kiev, en Ukraine.

Il commença par mener une campagne de publicité à l’américaine en apposant des notices un peu partout dans la ville avec l’adresse de la synagogue et les horaires des offices. Les résultats dépassèrent ses espérances et une foule nombreuse se pressa dans le bâtiment qui avait bien besoin d’être rénové mais que les plus anciens avaient du plaisir à retrouver : certains d’entre eux se souvenaient y avoir accompagné leurs parents tant d’années auparavant. De jeunes familles estimaient que c’était là le moyen de montrer quelque chose de différent à leurs enfants : les parents eux-mêmes ne savaient pas trop à quoi s’attendre et étaient curieux d’avoir un premier contact avec une foi dont ils ignoraient tout.

L’officiant entonna la prière de Kol Nidré. Les airs émouvants pénétrèrent dans tous les cœurs même si peu de fidèles en connaissaient le sens et la traduction. Chacun se mit à fredonner en chœur et les enfants étaient heureux de l’atmosphère sereine qui régnait dans ce bâtiment si imposant.

Mais, au fur et à mesure de la prière, le jeune rabbin remarqua que les gens semblaient déçus : après tout, la plupart d’entre eux n’avaient jamais assisté à une prière à la synagogue et ne savaient pas comment suivre dans un livre : on leur avait pourtant distribué des livres de prières traduits, avec des explications concernant les étapes de la soirée mais l’ennui guettait. De fait, les gens se demandaient avec insistance – sans oser vraiment l’exprimer : est-ce cela que nous désirions tellement durant toutes ces années ? Est-ce pour cela que nous nous sommes battus ? Est-ce donc là la liberté pour laquelle nous avons risqué notre vie et que nous avons désirée si ardemment ?

Après la prière silencieuse de la Amida, le rabbin décida d’une dernière initiative pour motiver à nouveau l’assistance : raconter une histoire.

«Il était une fois, commença-t-il, un grand Rabbi, le Baal Chem Tov qui priait avec ses disciples dans un village de Pologne. Comme il avait accès à des hauteurs spirituelles inconnues du commun des mortels, il avait perçu que de funestes décrets attendaient le peuple juif dans l’année à venir. Il priait donc intensément et ses disciples, comprenant que l’heure était grave, s’efforçaient eux aussi de supplier le Maître du monde d’accorder une bonne et douce année à Ses enfants, où qu’ils soient. Les fidèles – des villageois simples et pieux – sentirent que l’heure était particulièrement grave et pleuraient tout en prononçant les prières poignantes du jour.

Parmi eux se trouvait un jeune garçon, un berger qui n’avait jamais vraiment appris à lire car il était souvent occupé à garder ses moutons dans les champs alentour. On lui avait à peine enseigné les noms des lettres hébraïques. Lui aussi ressentait la tension presque palpable de la communauté : quelque chose de grave se préparait mais nul ne parvenait à inverser le jugement. Que pouvait-il faire ? Il ne savait pas lire les prières comme les autres fidèles. Tout ce qu’il connaissait, c’était les signes indiqués sur la première page du livre devant lui, celle où figurent les lettres de l’Aleph-Beth. D’une voix aiguë et forte, il se mit lui aussi à prier ou plutôt à réciter avec application chacune des lettres disposées sagement dans leurs petites cases. Puis il s’adressa directement à D.ieu : «Maître du Monde ! C’est tout ce que je connais ! Toi Tu connais les prières qu’il faudrait réciter en ce moment crucial. Je t’en prie ! Prends ces lettres et arrange-les dans l’ordre qu’il faut !

Les villageois autour de lui étaient atterrés : comment cet enfant ignorant osait-il perturber la ferveur des adultes occupés à chasser les terribles décrets que le Baal Chem Tov avait perçus ? Quel genre de prière était ce discours naïf alors que les plus grands disciples du Baal Chem Tov et le Baal Chem Tov lui-même ne parvenaient pas à dissiper les nuages sombres qui s’amoncelaient sur le peuple juif ?

Mais le Baal Chem Tov se retourna vers l’enfant et, le cœur débordant de joie annonça à la communauté : «Grâce à la prière de ce berger, nos prières ont été acceptées et nous aurons tous une bonne et douce année !».

La sincérité de ce berger avait déchiré tous les mauvais décrets et était parvenue jusqu’au Trône divin !»

Combien de fois le jeune rabbin avait-il entendu et répété cette histoire ! Il s’arrêta un instant pour laisser chacun assimiler le sens de ces paroles et, soudain, une voix s’éleva :

- Aleph !

Des milliers de voix répétèrent :

- Aleph !

La voix reprit :

- Beth !

Et tous répétèrent après lui :

- Beth !

C’est ainsi que toute l’assistance répéta avec attention toutes les lettres de l’alphabet hébraïque.

Les fidèles quittèrent la synagogue, encore étourdis par l’atmosphère si spéciale du jour sacré, se promettant de revenir, d’apprendre et de prier davantage.

D’une chose ils étaient sûrs : leur prière de ce jour avait été acceptée.

Yerachmiel Tilles – Institut Ascent - Safed

Traduit par Feiga Lubecki