Boris - 1.95 m, 120 kilos de muscles, âgé d’une bonne quarantaine d’années – me faisait face et me toisait de toute sa hauteur. Le visage, la carrure, l’allure d’un tueur.

Il y a quelques années, j’avais passé Yom Kippour dans l’une des prisons israéliennes dont je suis l’aumônier. J’étais arrivé dans l’après-midi pour vérifier les derniers préparatifs ; une heure avant le début de la fête, j’avais fait le tour des cellules pour souhaiter aux détenus un bon jeûne et une bonne année.
C’est là que je l’avais rencontré une montagne humaine, une masse de chair impressionnante...
- Du Reids yiddish ? (tu parles yiddish ?) demanda-t-il en me faisant comprendre qu’il ne parlait pas très bien l’hébreu.
- Yo ! répondis-je. Il me serra la main, je lui donnai une tape amicale sur l’épaule, je lui souris.
Il fondit un peu, une ébauche de sourire passa sur ses lèvres. Il informa ses co-détenus : «Er iz beséder, il est des nôtres !» Bienvenue au club des mafiosi, en somme...
Sur son énorme épaule, se trouvait un tatouage représentant un vieux Juif avec une longue barbe blanche et un chapeau en fourrure. Un genou en terre, il tenait au-dessus de sa tête les deux extrémités d’une épée. Au bout de la lame était gravée une grande étoile de David.
- Pourquoi ce tatouage ? demandai-je.
- Je suis juif. Et je veux que tout le monde le sache. Surtout ces perdants que sont les Russes, ajouta-t-il dans un murmure. Et je suis un Cohen ! conclut-il fièrement.
- Que connaissez-vous du judaïsme ?
- Rien du tout ! s’esclaffa-t-il, d’un rire brutal qui cachait mal souffrance, peur, mais aussi détermination.
Il était fier de son origine ethnique.
Par la suite, durant le jeûne, je lui demandai de quoi il avait vécu en Russie. D’un ton négligent, il répondit : «A Ganev» (voleur).
- Combien de temps avez-vous été en prison ?
- En tout, plus de 27 ans, en entrant et en sortant pour des périodes plus ou moins longues...
- Comment sont les prisons en Russie ? J’ai entendu qu’elles étaient particulièrement dures !
- Les gardiens sont différents de ceux d’ici, remarqua-t-il en éclatant de rire encore une fois. Ici, ils sont humains ! Là-bas, non !
- Comment y passiez-vous le temps ?
- Durant des années, nous avons brisé d’énormes blocs de pierre, huit heures par jour à l’aide d’outils dangereux. Puis les gardiens nous les faisaient charger sur des camions qui les jetaient à la mer ! Tout ce travail pour rien ! Le but de l’emprisonnement était de nous briser le moral, c’est tout !
- Comment considéraient-ils les Juifs ?
- Ils ne les considéraient pas, répondit-il en me regardant fixement, un regard de mort. Ils triaient les plus faibles !
- Qui ?
- Les voyous russes. Seuls les plus forts pouvaient survivre en prison, surtout quand il s’agissait de Juifs.
- Et vous, comment avez-vous survécu toutes ces années dans les prisons russes avec ce tatouage ?
Il ébaucha un sourire. Mais ses yeux revoyaient des scènes terribles. Je frissonnai.
C’était un Juif, de son aveu complètement ignorant du judaïsme mais suffisamment fier pour arborer si on peut dire sa carte d’identité sur son bras, avec ce tatouage qui aurait dû lui valoir mille morts.
- Avez-vous subi des attaques ?
- Oui ! répondit-il brièvement en soulevant son tee-shirt et en me montrant une longue balafre sur son ventre.
- Comment cela s’est-il passé ?
- L’un de face, avec une pelle ; l’autre de dos, avec un couteau...
- Et... ?
- Celui devant moi, je l’ai tué. Puis je me suis évanoui. Réveil dans une infirmerie.
Durant tout Yom Kippour, je n’arrêtai pas de penser à Boris.
Avant le dernier office, comme le veut la coutume, je prononçai un discours. J’évoquai les «cantonistes», les enfants juifs raflés par la police du Tsar Nicolas pour servir durant vingt-cinq ans dans l’armée russe. On estime qu’il y en eut des dizaines de milliers. Nombre de ces enfants réussirent à rester ensemble, tentant par tous les moyens de se souvenir de la foi de leurs ancêtres et des pratiques religieuses. Pour cela, certains d’entre eux furent battus sans pitié, certains moururent sous les coups.
Un jour, un groupe de rabbins se rendit à St Pétersbourg pour solliciter une entrevue auprès du Tsar avant Yom Kippour. Le jour même de Yom Kippour, ils se rendirent dans une des synagogues fréquentées par les cantonistes. Quand arriva le moment de Neïla la dernière prière, les rabbins demandèrent si l’un des cantonistes savait conduire la prière.
Les cantonistes répondirent : «Nous avons une tradition d’attribuer cette lourde tâche à l’un d’entre nous. Cet homme a véritablement sanctifié le Nom de D.ieu, il a subi de terribles épreuves et a beaucoup souffert !
L’homme en question ouvrit sa chemise : il avait la peau couverte de plaies tant il avait été battu. Accablés, les rabbins le regardèrent avec pitié et respect.
Avant de commencer le Kaddich débutant la prière de Neïla, le cantoniste prononça une requête qu’il avait lui-même rédigée : «Maître du monde ! En ce moment, tout Ton peuple d’Israël se tient devant Toi ; tous les Juifs T’implorent pour retirer des satisfactions de leurs enfants, pour une bonne santé et de quoi vivre. Nous les cantonistes, demandons-nous des satisfactions de nos enfants ? Non ! Nous n’avons pas pu nous marier, nous n’avons pas d’enfants ! Demandons-nous une longue vie avec une bonne santé ? Non, car nos vies ne sont pas de vraies vies ! Demandons-nous de l’argent ? Non, nous vivons des retraites que l’armée nous verse pour nos bons et loyaux services ! Alors que demandons-nous ? Nous ne demandons rien pour nous-mêmes et c’est pourquoi nous ne demandons que : «Yitgadal Veyitkadach Chemé Rabba ! - Que le Grand Nom soit exalté et sanctifié !»
Les détenus m’écoutaient attentivement. Certains – parmi les plus durs pourtant – étaient au bord des larmes.
Je continuai : «Il est écrit : D.ieu demande le cœur ! Ce n’est pas seulement notre esprit que D.ieu désire mais notre cœur. J’estime qu’il serait normal de demander à Boris d’ouvrir l’Arche Sainte qui restera ouverte durant tout Neïla, pour que nos prières s’élèvent jusqu’au ciel !»
Tous hochèrent la tête en signe d’agrément.
Boris s’avança en hésitant jusqu’à l’Arche Sainte, tira le rideau mais l’expression de son visage indiquait de façon certaine qu’il ne comprenait pas pourquoi on lui accordait cet honneur...

Rav Fishel Jacobs
L’Chaim n°1040
traduit par Feiga Lubecki