Je n’avais que vingt ans et c’était mon premier appartement. Un an plus tôt, j’avais perdu ma mère et j’en souffrais encore énormément. Je travaillais et vivais avec mon père : je faisais les courses, le ménage et la cuisine comme si j’étais le pilier de la maison et je pensais que je prendrais soin de mon père durant de longues années. 
Ainsi je ressentais un certain réconfort. Puis mon père m’informa qu’il allait vendre la maison pour habiter chez sa sœur. J’en fus très peinée et ressentis soudain que ma vie n’avait plus de but. Il vendit la maison.
Je pris donc un autre appartement, situé au second étage, au-dessus d’un magasin de la Marine.
Il n’y avait rien de juif dans ma vie. J’avais oublié – ou rejeté – ou je n’avais même jamais appris ce que signifiait le fait d’être juif. Mon ami et mes amies étaient tous non-juifs, je mangeais « taref » (non-cachère) et je vivais de façon non-cachère.
Un jour mon père me téléphona ; il souhaitait se débarrasser de plusieurs caisses dont il n’avait aucune utilité : la vaisselle de Pessa’h de ma mère. Il faut savoir que, dans mon enfance, il n’y avait pas eu grand-chose de juif sauf – une toute petite dose de Pessa’h. C’est-à-dire que, chaque année, nous changions de vaisselle : assiettes, couverts, casseroles, tout. Non, nous ne célébrions pas le « Séder » et je pense tout simplement que c’était parce que ma mère jouait son rôle mais pas mon père.
Quant à moi, chaque année, je déballais la vaisselle : celle-ci était placée toute l’année dans des cartons, et mon père les remontait avant la fête. J’avais ainsi l’occasion de relire les nouvelles des journaux de l’année précédente dans lesquels chaque assiette était soigneusement enveloppée. C’était des assiettes en porcelaine bleue, dignes d’un magasin d’antiquités. Certaines avaient comme motif des pêcheurs au bord de l’eau, d’autres des saules pleureurs et d’autres encore d’adorables petits oiseaux volant délicatement vers des nuages éthérés. Il y avait aussi trois sortes de verres, bleus évidemment, et toute une batterie de cuisine, bleue et blanche.
C’était un enchantement, une semaine par an, mais aussi un véritable déménagement avant et après la fête.
Mais tout cela, c’était « avant ». Je dis à mon père que je n’en avais pas l’usage. Je ne célébrais pas Pessa’h et lui non plus. Sa sœur ne savait pas quoi en faire et n’avait pas la place pour la stocker. Il m’apporta néanmoins les caisses dont je ne savais que faire.
J’ignore pourquoi je les laissais traîner dans le couloir devant mon appartement : de fait, j’étais très occupée et aussi très confuse mentalement.
Quelques jours plus tard, je m’aperçus avec étonnement que les caisses n’étaient plus là. Disparues ! Je me précipitais chez le propriétaire du magasin en bas : « Oh, ces caisses ? Un gars les a débarrassées… ! »
- « Comment ? Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? C’était la vaisselle de Pessa’h de ma mère ! »
- « Oh, je pensais que c’était à jeter ! Je suis désolé ! »
- « Et qui était cet homme ? Pouvez-vous me le décrire, me donner son nom, son adresse… ? »
- « Je n’en sais rien. C’était un chômeur qui cherchait à gagner quelques dollars, il va probablement les revendre… »
Je suis sortie en courant du magasin, j’ai parcouru toutes les rues du quartier, j’ai regardé toutes les vitrines des brocanteurs, j’ai cherché dans les piles d’immondices, j’ai arrêté les gens dans la rue… Rien ! Je rentrai tristement chez moi, tête baissée, presque en larmes mais sachant que je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. La vaisselle de Maman avait disparu, je ne la reverrai plus jamais, comme tant de personnes et d’objets qui avaient compté dans ma vie. Je me fis une raison et la vie continua.

* * *

Bien des années plus tard, tandis qu’une amie me rendait visite pendant Pessa’h, elle admira ma vaisselle, bleue et blanche, si fine qu’on pouvait presque voir à travers. « Oui, lui dis-je, il fallait que ma vaisselle de Pessa’h soit bleue et blanche… »
Je regardais les bougies qui commençaient à s’éteindre, les Haggadot, les Matsot, le plateau du Séder et finalement mon mari et mes enfants endormis. Je lui racontais alors toute l’histoire de ma vie : « Ces assiettes symbolisaient mon héritage, spirituel et matériel. Elles avaient disparu parce qu’à l’époque, je ne leur avais pas accordé la valeur qu’elles méritaient, je n’avais pas pris soin de ce qui m’avait été confié. Je ne pourrai jamais les récupérer, mais j’ai repris le flambeau. J’ai beaucoup cherché pour retrouver une vaisselle semblable à celle de ma mère, mais j’ai enfin trouvé : non seulement la vaisselle mais aussi Pessa’h, Chabbat, une famille que j’ai enfin fondée. J’espère m’être rachetée… »
Mon amie avait les larmes aux yeux. En me quittant, elle murmura : « Ta mère serait fière de toi ! »

Propos recueillis par Sheindel Shapiro
Di Yiddishe Heim – Chabad Magazine
Traduit par Feiga Lubecki