Cela fait vingt ans que je voyage de par le monde. Et, avec l’aide de D.ieu, j’utilise chacun des vols de ou vers Tel Aviv, pour proposer aux autres passagers de mettre mes Téfiline avec les bénédictions appropriées : cela ne leur prend que quelques minutes et il se trouve toujours certains d’entre eux qui acceptent ; souvent je plie et déplie mes Téfiline jusqu’à trente fois !
Mais la semaine dernière, alors que je me rendais à Johannesburg (Afrique du sud), je ne pensais vraiment pas demander quoi que ce soit à qui que ce soit. La raison ? Tout simplement parce que la dernière fois que j’avais effectué ce trajet – aussi bien à l’aller qu’au retour – tous les passagers que j’avais abordés m’avaient affirmé qu’ils n’étaient pas juifs ! Cela avait été une expérience si frustrante que j’avais décidé que cette fois-ci, je serai normal, comme les autres et que je ne m’occuperai que de moi-même. Après tout, de quel droit intervenir dans la vie des autres, faire irruption dans leurs moments de détente et «perdre» du temps que j’aurais pu consacrer à l’étude de la Torah ! De plus, s’ils étaient déjà pratiquants, ils n’avaient pas besoin de moi. Et s’ils ne l’étaient pas, ils n’allaient sans doute pas accueillir avec plaisir mon intrusion, en public en plus !
Et puis… j’étais fatigué. Et il y avait de fortes turbulences toutes les demi-heures. Et les passagers dormaient ou mangeaient ou regardaient le film… Pourquoi les déranger ?
Soudain je me suis ressaisi. Je réalisai que, de fait, je me considérai comme «mort» ! «Bolton ! me dis-je, tu as certainement raison de considérer tous ces problèmes ! Mais ce sont des obstacles à surmonter ! Pas des arguments valables ! Non ! Pas d’excuse !
Et que doit faire un ‘Hassid quand il est confronté à des obstacles ? Les surmonter bien sûr, et dans la joie !» 
Je ne sais pas comment, mais j’y suis parvenu. Je me levai, ouvris le compartiment réservé aux bagages à main, pris mes Téfiline et demandai au premier passager que je rencontrais s’il souhaitait les mettre.
Sa réponse fut claire et nette : «Certainement pas !» 
- Ah ! me dis-je. Un obstacle supplémentaire ? Donc pas de panique ! Simplement… plus de joie !
Imperturbable, je m’adressai au passager assis derrière lui, un homme qui avait, bien entendu, observé toute la scène. Dès que j’ouvris la bouche, en lui montrant les Téfiline, il leva les deux mains en les croisant et décroisant devant lui comme un signal : Stop ! et il déclara : «Je ne suis pas juif ! Pas juif, vous comprenez ? »
Galvanisé par ces deux échecs mineurs, je me dirigeai vers un autre passager, au gabarit impressionnant, à la tête rasée ; il avait à peu près quarante ans et semblait être un boxeur professionnel. Je lui montrai les Téfiline et lui proposai de l’aider à les mettre. Mais il ne répondit pas, se contentant de me regarder fixement. Peut-être n’était-il pas juif, ce que je le lui demandai poliment mais il continuait à me fixer du regard. Il ne clignait même pas des yeux. Alors je me suis demandé si, peut-être, il ne comprenait pas l’anglais. Je lui parlai alors en hébreu : «Téfiline ? Yehoudi?» Toujours aucune réponse et ce regard presque effrayant… 
En temps normal, j’aurais haussé les épaules et j’aurais repris ma quête d’éventuels «clients» pour mes Téfiline. Mais j’avais pris une bonne décision et j’étais résolu à surmonter tous les obstacles. Je me forçai à sourire, me persuadai que cet homme à l’air redoutable était mon meilleur ami, rapprochai mes Téfiline de lui, pris sa main, la levai avec précaution (une main de catcheur…) et, lentement, je me mis à enrouler les lanières autour de son bras.
Puisqu’il n’opposait aucune résistance, je m’enhardis et procédai un peu plus vite jusqu’à ce qu’il prenne le relais de lui-même : il prononça la bénédiction - qu’il connaissait donc - ; je lui tendis une page plastifiée portant le texte du «Chema Israël» et le laissai prier seul.
Je fis un tour vers l’arrière de l’appareil pour un instant afin de le laisser seul avec ses réflexions et, quand je revins vers lui, je l’aidai à enlever les Téfiline ; c’est alors qu’il me dit calmement : «Nous parlerons ensemble tout à l’heure».
De l’autre côté du couloir se trouvait un jeune homme, très souriant : «A mon tour ! s’exclama-t-il sans que je lui demande quoi que ce soit. C’est formidable, continua-t-il. La dernière fois que j’ai mis les Téfiline, c’était lors de ma Bar Mitsva ! »
Une fois qu’il eut terminé, un homme plus âgé admit que cela faisait bien cinquante ans qu’il n’avait plus mis les Téfiline (son épouse n’arrêtait pas de le corriger : «Cinquante ? Dis plutôt soixante !») Il me remercia chaleureusement puis je remarquai que le «boxeur» me faisait signe qu’il désirait me parler. Quand je m’approchai, je remarquai qu’il se frottait constamment l’œil avec sa main… de fait… il pleurait !
«Vous devez m’excuser si je pleure, murmura-t-il tout en me serrant la main. Mais quand je vois combien vous vous souciez du bien d’autrui au lieu de ne vous occuper que de vous-même… Et, de plus, vous le faites avec une telle joie, un tel enthousiasme ! Cela me force à réfléchir et à me poser des questions sur le sens de ma vie…» Il se moucha plusieurs fois puis continua : «Au fait, vous savez… ça y est ! C’est décidé ! Je vais m’acheter une nouvelle paire de Téfiline et je vais les mettre régulièrement ! Je le faisais il y a dix ou vingt ans mais j’ai arrêté… Oh oui, je vais les acheter dès que j’arrive en Israël !»
Il me serra chaleureusement la main et je continuai ma tournée pour mettre encore les Téfiline à quatre autres personnes.
Et dire que si je n’avais pas pris la décision de ne pas être «normal», de ne pas me laisser entraîner par l’apathie, cela aurait été un voyage «normal» qui ne m’aurait donné aucune satisfaction…

Rav Touvia Bolton
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