Le sort de mon fils Berel

3 Kislev 5715(367),

     Je sens que je dois partager ce jour avec quelqu’un, mais, pour ma grande peine, il n’y a personne avec qui je puisse le faire. Je n’ai que mon fils, que D.ieu lui accorde de longs jours et de bonnes années, mais je ne peux pas lui en parler. Je pense que lui aussi se rappelle de ce jour.

     Le 3 Kislev est la date de naissance de mon second fils(368). J’ai eu des nouvelles de lui en 1941, mais je ne sais rien de ce qui s’est passé par la suite. A l’époque, il se trouvait à Yekatrinoslav, qui s’appelle maintenant Dniepropetrovsk.

     J’ai un fort désir d’écrire, à ce propos, dans l’espoir que je parviendrai à apprendre quoi que ce soit, le concernant, mais je ne sais pas s’il est judicieux que je le fasse(369). Peut-être, le moment venu, trouvera-t-on un moyen d’obtenir cette information.

     Il m’était impossible de ne pas mentionner tout cela, mais j’ai le sentiment que je ne dois pas évoquer longuement ce sujet, à cause de mon état de santé. Puisse D.ieu envoyer le salut à Israël et que nous ne connaissions pas le mal.

     Cette année, j’ai vécu le 3 Kislev d’une manière beaucoup plus difficile qu’à l’accoutumée. Je n’en connais pas la raison, peut-être parce que ma santé est plus précaire, ou bien parce que l’on entend que les autorités autorisent la sortie de Russie de quelques familles. Ceci met en éveil la volonté de savoir s’il vit encore, quelque part, là-bas et, si ce n’est pas le cas, quand et comment…(370).

     Je connais l’adresse de l’endroit où il se trouvait. La jeune fille qui se trouvait dans notre maison, Ra’hel(371), se consacrait à lui comme si elle était sa sœur. D’autres bons amis m’ont promis de faire attention à lui(372). Moi-même, j’ai été obligée de me rendre auprès de mon mari, dont la mémoire est une bénédiction et je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à la recherche des moyens de le sauver, de sauver mon mari.

Quitter la maison au plus vite

     En 1941, je me trouvais à Moscou, dans la maison d’une de nos connaissances, de Yekatrinoslav, qui s’appelait Vitkin et qui m’avait invitée. L’un de ses amis était présent et il lui a relaté, alors que je me trouvais là, que Meck, l’épouse de Zelig Garelik, lui avait demandé s’il pouvait vérifier où se trouvait la Rabbanit de Yekatrinoslav. En effet, je lui avais laissé une somme d’argent, qui n’était pas très importante et quelques autres objets, avant de quitter Yekatrinoslav.

     Lorsqu’il avait dit cela, les présents en furent effrayés et ils exprimèrent la volonté que je quitte la maison au plus vite. Ils suspectaient l’homme qui venait de dire cela d’avoir une mauvaise intention(373). Cette femme, Meck, m’a promis qu’elle irait, de temps à autre, rendre visite à Berel, mais il était impossible d’en parler, car, à ce moment-là, tous n’avaient qu’une seule pensée à l’esprit, que devaient-il faire pour ce qui concerne ma propre personne.

     Hé bien, j’ai suffisamment écrit. Espérons que D.ieu nous guide sur le droit chemin.

Soixante-quinze ans,

une vie tragique et la publication de ses manuscrits

Jeudi 26 Tévet 5715(374),

     Je ne suis pas écrivain, qui suis-je et que suis-je ? J’écris tout de même, car je suis pratiquement toujours toute seule. Or, chaque homme est un « petit monde »(375). Je n’ai personne avec qui je pourrais échanger mes sentiments. Il n’y a que mon fils, que D.ieu lui accorde de longs jours, avec beaucoup de bien et de réussite.

     Le 28 de ce mois, j’aurais soixante-quinze ans. C’est un chiffre qui a une certaine signification pour moi, en général et après ce que j’ai vécu ces dernières années, en particulier. La vie de mon mari, dont la mémoire est une bénédiction, fut une tragédie. Et, il en est encore ainsi après qu’il ait quitté ce monde. J’aurais voulu qu’il y ait un souvenir quelconque de lui. Il me semble que l’on aurait pu publier une partie de ses écrits(376). Mais, peut-être ne faut-il pas le faire. Il y a des raisons à cela.

Le 2 Nissan à Chiili

2 Nissan 5715(374),

     C’est déjà la onzième année que je passe seule. Je me vois maintenant à Chiili, en ce jour de l’année 1942. Les souvenirs ne meurent pas. Bien plus, je ne veux en aucun cas oublier ces souvenirs-là. Nous étions donc assis tous les deux, près d’une table faite de planches, à côté de la fenêtre, que je recouvrais, chaque fois que je le pouvais, sans cacher la lumière, afin que mon mari, dont la mémoire est une bénédiction, ne voit pas les porcs qui se promenaient, en permanence, près de la maison, ce qui dérangeait considérablement sa tranquillité d’esprit.

     Où trouver les mots pour décrire ce qu’il a vécu, cette nuit-là ? Il m’a uniquement dit :

« C’est aujourd’hui le 2 Nissan(377). Ah ! Le Rabbi ! ».

Puis, il s’absorbait dans ses pensées, pendant une heure ou plus.

     A l’époque, nous n’avions pas encore d’encre et de plume, pour écrire(376). Par les yeux de mon esprit, j’ai vu qu’il désirait, de toutes ses forces, exprimer une certaine idée, qui était toute de grandeur et de profondeur, mais il n’y avait personne avec qui il pouvait la partager.

     Il ne réagissait pas du tout à ce qui se passait dans les quatre coudées au sein desquelles il évoluait, aussi amère que puisse être la situation. Moi-même, je ne pouvais pas lui parler, jusqu’à ce que, par ses forces propres, au prix d’un immense effort, il parvienne à quitter le monde dans lequel il se trouvait alors.

     Il aurait été juste qu’il vive dans des conditions totalement différentes de celles-ci, mais je n’évoquerai pas ce point maintenant. En 1944, il y avait déjà des personnes avec lesquelles il pouvait partager ses pensées, mais guère plus que cela. Que D.ieu, béni soit-Il, accorde une longue vie et la réussite à ses enfants, que je puisse vivre comme je dois le faire et qu’il n’y ait pas de difficultés, concernant la Russie soviétique.

Après la fête de Pessa’h 5715(374),

     Pessa’h est déjà passé, D.ieu merci. Il n’est pas aisé pour moi de vivre les jours de la fête, avec les événements qui se produisent en cette période. Plus j’essaye de me renforcer, moins je parviens à oublier ce qui s’est passé et à me sentir bien, dans ma situation actuelle. Comme d’habitude, je revis tout, de nouveau.

     Tous mes besoins matériels sont satisfaits, D.ieu merci et je comprends bien que cela n’est pas négligeable. Mais, quand on parvient à un certain âge, la situation devient de plus en plus difficile, au fur et à mesure que le temps passe. Espérons que tout ira bien. Je conçois, D.ieu merci, beaucoup de satisfaction de mon fils. Que D.ieu, béni soit-Il, le renforce et qu’Il lui accorde la réussite.

A l’issue du saint Chabbat, Roch ‘Hodech Sivan 5715(374),

     Pour une certaine raison, j’ai pensé à ce qui suit tout au long de la nuit et je veux maintenant écrire quelque peu, à ce sujet.

     Après Chavouot, ce sera le cinquante-cinquième anniversaire de notre mariage(376). Je me souviens de ces jours-là et de la manière dont notre mariage s’est déroulé. Pendant plus d’un mois, tous les membres de la famille et nos bons amis ont ressenti l’ambiance de ce mariage. L’oncle de mon père, dont la mémoire est une bénédiction…(378).

Notes

(367) 1954.

(368) Le ‘Hassid, Rav Douber, qui naquit le 3 Kislev 5665 (1904) à Nikolaïev et fut assassiné par les nazis, dans le village d’Igran, près de Yekatrinoslav.

(369) La Rabbanit ‘Hanna hésitait, vraisemblablement, à écrire à ses amis ou à ses parents, en Union soviétique, de peur qu’une lettre arrivant de l’étranger les mette en danger.

(370) Il a quitté ce monde.

(371) La Rabbanit ‘Hanna a déjà mentionné son nom ci-dessus.

(372) En effet, il était paralysé, à la suite d’une maladie et il avait besoin d’un traitement particulier.

(373) En d’autres termes, les membres de cette famille ignoraient les relations qui existaient entre cette femme et la Rabbanit. Ils craignaient donc que cette dernière soit recherchée par les autorités et que cet homme ait été un délateur, à leur solde.

(374) 1955.

(375) Selon le Midrash Tan’houma, Parchat Pekoudeï, au chapitre 3 et les Tikouneï Zohar, Tikoun n°69, aux pages 100b et 101a.

(376) Comme la Rabbanit l’indiquait déjà au préalable.

(377) Date de la Hilloula du Rabbi Rachab, né le 20 ‘Hechvan 5620 (1860) et qui quitta ce monde le 2 Nissan 5680 (1920).

(378) Le manuscrit de la Rabbanit ‘Hanna, pour ce jour-là, s’achève sur ces mots.