Il y a des jours comme ça où rien ne va et ça peut arriver à M.Serfati ou à n'importe qui. Hier soir, il l’avait garée là sa vieille Renault 25. Une grande place, béante, sans doute laissée depuis peu par un gros utilitaire, juste devant sa porte. Pourquoi faire cinquante mètres pour aller jusqu’au parking ? Mais ce matin l’antique véhicule l’attendait coincé entre deux choses hautes sur roues, aux chromes effroyablement rutilants. « Le goût de l’époque, se dit M. Serfati, faut que ça brille, que ça en jette ». Maintenant, il fallait sortir de là et ça ne serait pas commode. La Renault, il l’avait achetée en 1996, trois ans avant de prendre sa retraite. Le temps où il pouvait encore se dire qu’il était un « jeune » retraité était fini depuis belle lurette et il ne manœuvrait plus avec la facilité d’autrefois.

Pour faire bonne mesure, deux blancs-becs lui avaient successivement brûlé la politesse au moment où, s’extrayant enfin de sa place, il tentait de s’intégrer à la circulation. Vous auriez-vu leur sourire moqueur à ces jeunes crétins ! « Tu veux passer ? Même pas en rêve ! » M. Serfati avait tout de même fini par arriver au magasin. Il n’avait pas mis pas trop longtemps à trouver le reflex dont il rêvait pour photographier dignement ses petits-enfants. C’est après que ça s’était gâté. L’appareil coûtait près de sept cents euros et il voulait un crédit de quelques mois. Pas de problème… Jusqu’au moment où on lui avait demandé sa date de naissance. Là, le vendeur avait dû lui expliquer sur le ton de la commisération qu’il n’était plus possible de lui accorder un crédit compte tenu de son âge.

M. Serfati avait quitté le magasin sans son reflex et mortifié. Quel était donc ce monde dans lequel vieillir était une faute ? Une maladie honteuse que l’on cachait autant qu’il était possible ? Ah ! Ces couvertures de magazines pour le troisième âge qui n’affichaient jamais que de pimpants faux jeunes aux tempes à peine grises et au front légèrement ridé ! La vieille Renault, toujours fidèle, le ramena à la maison mais il ne toucha qu’à peine au déjeuner qu’avait préparé Mme Serfati. Tout l’après-midi, les mésaventures du matin occupèrent son esprit. Ce ne fut d’abord que ressentiment. Puis des souvenirs brusquement jaillis d’on ne savait où, des images incertaines dispersées comme des îles dans l’océan du temps. Lui aussi avait été jeune. Peut-être même appartenait-il précisément à la génération qui avait promu ce culte outrancier de la jeunesse.

Puis son vagabondage mental le ramena vers le présent et d’autres images, mieux déchiffrables. Sous l’influence de son fils, il avait repris, depuis quelques années déjà, le chemin de la synagogue. Maintenant qu’il y pensait, sa vieillesse là-bas n’était pas un défaut. Les jeunes pourtant nombreux ne lui riaient pas au nez. Dans les conversations autour du kiddouch du Chabbat son avis était écouté. Evidemment, les jeunes aimaient bien aussi être entre eux et c’était normal. Mais lui ne se sentait pas exclu. Pourquoi ?

M. Serfati cherchait des éléments de réponse qui ne soient pas trop vagues. Il se souvenait qu’on lui avait dit que le mot qui traduit vieux en hébreu, « zaken » veut dire également « sage ». C’était une belle idée, la sagesse qui vient avec le temps, avec la vie, qui se gagne lentement. Le Rabbin aussi avait dit quelque chose d’intéressant, en sa présence, à ce jeunot de Gabriel heureux d’avoir pris sa retraite quelques mois plus tôt. « Chez nous, avait-il dit, le repos c’est pour le monde futur. Nous sommes sur terre pour travailler, pour être utiles. Jusqu’au bout. ». Il avait même ajouté une idée qui méritait sûrement d’être méditée : D.ieu ne nous accorderait pas encore des jours ici-bas si nous n’avions plus rien à accomplir. Cette pensée, il n’aurait peut-être pas été trop d’accord avec elle trente plus tôt. Maintenant, il la trouvait réconfortante, elle lui semblait ouvrir de nouveaux horizons. Du coup, M. Serfati se sentit moins mal.

Daniel Cohen