Rabbi Chnéor Zalman de Lyadi (connu sous le nom de «Admour Hazakène», 1745-1812) était profondément plongé dans son étude. Son intense concentration était légendaire. Mais quelque chose survint qui interrompit son étude. Cela ressemblait à des cris de nourrisson. Il ferma le livre saint qu’il était en train d’étudier et se précipita pour calmer le nouveau-né, son petit- fils. Et pendant ce temps, le père du bébé, le fils de l’Admour Hazakène, lui-même un futur Rabbi, était tout à sa propre étude, n’ayant apparemment pas conscience des cris du bébé.
Plus tard dans la journée, le Rabbi eut une discussion avec son fils :
«Quelque profondément que l’on soit plongé dans une entreprise, lui dit le Rabbi, quelque spirituel que cela puisse être, il ne faut jamais manquer d'entendre les cris d’un bébé dans le besoin et de lui répondre.»
A plusieurs occasions, le Rabbi a ajouté que ce principe s’applique à l’appel d’un «enfant en connaissance», tout autant qu’à «un enfant en âge». S’occuper de grandes et nobles choses ne doit pas faire oublier les besoins de ceux qui ont moins de chance.

Les invités d’honneur
Cette histoire profonde et instructive fait écho à un épisode relaté au début du dix-huitième chapitre de Beréchit :
D.ieu apparut à Avraham dans les Plaines de Mamré alors qu’il était assis à l’entrée de sa tente, dans la chaleur du jour.
Avraham s’était circoncis à l’âge avancé de quatre vingt dix-neuf ans. D.ieu rendit donc visite à Son fidèle serviteur.
Comme l’indique le verset, il était assis. Il lui était encore difficile de se tenir debout. Alors, [Avraham] leva ses yeux et : et voici que trois hommes se tenaient devant lui. Il vit et il courut au-devant d’eux depuis l’entrée de la tente et il se prosterna au sol.
Et il dit : «Mon Seigneur, si cela vous convient et que j’ai trouvé grâce à vos yeux, je vous en prie, ne partez pas de devant votre serviteur. Permettez que l’on vous apporte un peu d’eau et qu’on vous lave les pieds et que vous vous reposiez sous l’arbre. J’irai vous chercher du pain afin que vous nourrissiez votre cœur [et que seulement] après vous passiez votre chemin. »
Ils dirent : «Ainsi nous ferons, tout comme tu l’as dit.» Et il agit comme il l’avait dit.
C’est de ce récit que le Talmud conclut que «plus importante que de recevoir la Présence Divine est la mitsva de recevoir des invités.» La preuve de cette forte conclusion vient de l’interprétation que fait le Talmud du verset : «Mon Seigneur [avec un «S» majuscule, se référant à D.ieu] si cela vous convient et que j’ai trouvé grâce à Vos yeux, je vous en prie, ne partez pas de devant Votre serviteur [pendant que je prends soin de mes invités].» En d’autres termes, Avraham laissa D.ieu «attendre» pour pouvoir donner un repas à ceux qu’ils pensaient être des païens ! Avraham était pour sa crainte de D.ieu. Il est sûr qu’il créait ici un précédent tout à fait en accord avec la volonté de D.ieu. C’est ainsi que s’explique la remarque du Talmud.
Maïmonide, dans son Michné Torah, développant l’importance de l’hospitalité, répète presque mot-à-mot les paroles du Talmud, avec une différence notable. Pour prouver que l’hospitalité est plus importante que le fait de recevoir la Divinité, il cite un verset différent, un verset incomplet : «Il vit et voici : trois hommes…». Que trouve le Rambam dans cette phrase inachevée qui lui fasse tirer des conclusions ? Comment ces mots prouvent-ils, par eux-mêmes, que l’hospitalité est plus grande que le fait de recevoir la Présence Divine ? En outre, pourquoi n’utilise-t-il pas les mots cités par le Talmud en guise de preuve ?

En présence de D.ieu
Il nous est enseigné que, durant la prière de la Amida (la prière la plus importante du rituel que l’on prononce à voix basse et les pieds joints), il nous faut imaginer que l’on est devant D.ieu, d’où le respect manifesté à ce moment. Combien plus ce respect doit-il exister quand la Présence Divine est évidente ! Et pourtant, ce principe sembla échapper à Avraham alors qu’il se tenait dans la Présence manifeste de D.ieu ! Il réussit à voir les voyageurs passer alors que D.ieu lui parlait.
C’était précisément cette aptitude d’Avraham à ne jamais perdre la conscience d’autrui, même alors qu’il atteignait les hauteurs les plus grandes connues, ou inconnues, de l’humanité, qui en fit un homme unique.
Et c’est ce mode de comportement que nous devons apprendre et imiter. Même lorsque nous sommes proches de perdre la notion même de notre être, nous ne devons jamais perdre la notion de l’autre.
C’est là l’apport de Maïmonide à la déclaration du Talmud. La preuve qu’il avance, pour expliquer que recevoir des gens passe avant recevoir D.ieu, ne vient pas des actes généreux qu’il entreprit, réalisant que des gens attendaient d’être nourris. Elle émane de sa prise de conscience alors qu’il se tenait devant la présence impressionnante du Roi de tous les rois 
Les yeux d’Avraham, toujours sensibles à ceux qui étaient dans le besoin, réussirent à percevoir au-delà de la lumière aveuglante de la Gloire de D.ieu et à se projeter sur des hommes affamés : «Il vit et voici trois hommes». Avraham nous enseigne que non seulement recevoir des invités est plus important que recevoir la Présence Divine, mais aussi comment les recevoir alors que l’on est en train de recevoir D.ieu : tout d’abord, en ne les perdant jamais de vue.

Une leçon
Il en va ainsi de la vie qu’inévitablement, nous avons de petits et grands soucis, parfois au point que nous oublions d’entendre l’appel de nos propres enfants, et a fortiori ceux d’autrui.
Que nous nous livrions à des occupations personnelles ou générales, spirituelles ou matérielles, ces enfants qui souffrent, qu’ils soient enfants par l’âge, par les connaissances ou par les circonstances, comptent sur nous pour que nous pensions à eux.
Il nous revient d’aiguiser nos sens pour pouvoir détecter leurs cris parfois distants, voire étouffés, d’un enfant nous appelant à l’aide.