Lettre n° 9425

Par la grâce de D.ieu,


3 Tévet 5728,
Brooklyn, New York,


A l’attention de monsieur Elie Wiesel(1),


Je vous salue et vous bénis,


Après une longue interruption, j’ai été satisfait de recevoir votre lettre, qui m’est parvenue avec retard. Je suis surpris de constater que vous n’y dites rien, concernant votre propre personne. De fait, j’ai été particulièrement content de recevoir votre lettre, car je cherchais, depuis longtemps, une opportunité pour vous poser une question sans que l’on puisse interpréter cette démarche comme une incursion de ma part, et même comme une incursion importante dans votre vie privée. En effet, j’étais inquiet de constater que vous ne parlez pas de mariage. D’après ce que j’avais compris de votre lettre, celui-ci devait aboutir, il y a quelques temps déjà, mais, depuis lors, “ on n’entend rien et nul ne répond ”(2).


Pour revenir à ce qui a fait l’objet de notre conversation, dont j’espère que vous gardez en mémoire au moins les points essentiels, ma position était qu’à notre époque, le souvenir de nos martyrs, dont D.ieu vengera le sang, nous est certes particulièrement cher et il est indispensable que notre génération ait connaissance de la Shoa, a fortiori qu’elle n’oublie pas les actes de sanctification du Nom de D.ieu qui ont été accomplis par ces martyrs. En effet, tous font l’erreur de penser(3) que seuls ceux qui se sont révoltés ont sanctifié le Nom de D.ieu. En réalité, il en a été de même pour ceux qui ont courageusement maintenu leur pratique, de manière juive, au quotidien, dans des conditions terribles et inhumaines. Vous-même avez été parmi eux et il n’est donc pas utile de vous en dire plus.


Pour autant, il est encore plus nécessaire de se souvenir de l’objectif le plus primordial, si l’on se base sur l’avis de nos Sages, exprimé dans la Michna(4), selon lequel : “ l’acte est essentiel ”, c’est-à-dire de la construction la plus large de la vie juive, d’une manière juive, à la fois quantitativement et qualitativement, dans les plus larges proportions. C’est aussi la réponse la plus juste et le combat le plus judicieux qui peut être mené contre Hitler et ses héritiers, lesquels ne diminuent pas, ou peut-être même sont plus nombreux, même s’ils prennent différentes formes et se travestissent de diverses façons.


On constate clairement que le souvenir d’événements malencontreux, en général, de ceux qui sont aussi effroyables, en particulier, renforce, tout d’abord, le pessimisme et affaiblit ainsi l’énergie. Il en résulte ce qui va à l’encontre de la construction et de la création, lesquels ne sont concevables que dans la confiance en dans la joie. Bien entendu, si l’on attend une telle approche de la part de chacun, combien plus à celui qui exerce une large influence, a de nombreux lecteurs, de nombreux auditeurs, incombe une responsabilité accrue.


Bien sûr, on peut aussitôt formuler la question suivante : comment demander à un homme de s’arracher à ses souvenirs et à la mémoire de ce qu’il a lui-même vécu ? Néanmoins, on a pu observer que l’on a toujours attendu des Juifs ce qui, à première vue, semble particulièrement difficile à réaliser. Jamais les accomplissements n’ont été faciles. Peut-être ai-je déjà abordé tout cela dans un précédent courrier que je vous ai adressé(5). Il s’agit, en effet, d’une idée courante, qui me vient souvent à l’esprit, lorsque je pense à vous et à tous ceux qui se trouvent dans une situation similaire à la vôtre.


En tout état de cause, je ne pense pas qu’il soit inutile de le répéter encore une fois, au moins brièvement, à titre d’entrée en matière avant de vous exprimer ma satisfaction d’avoir constaté que, dans vos articles de ces derniers mois ou même d’encore avant cela, sur lesquels on a attiré mon attention, on ressent beaucoup plus la confiance et l’invitation à agir, à accomplir, à créer, à construire, à la fois spirituellement et matériellement.


Et, ceci souligne encore plus clairement la nécessité d’organiser votre vie familiale. De fait, un écrivain subit également la pression de son existence personnelle, à titre individuel et non uniquement en ce qui est lié à son écriture. Comme je le disais ci-dessus, j’ai cherché une occasion de vous écrire, à ce sujet, tout en m’excusant de mon incursion dans votre vie privée. J’en prends, néanmoins, la responsabilité, pourvu que ce qui est dit ci-dessus ait les conséquences désirées et le plus tôt sera le mieux. Je pensais que nous nous verrions, lors d’une réunion ‘hassidique. J’aurais alors pu vous dire personnellement, au moins brièvement, ce qui est exposé ci-dessus. Toutefois, je ne vous ai pas vu, ou bien parce que vous n’étiez pas là, ou bien parce que vous étiez : “ caché derrière les instruments ”(6).


En conséquence, j’ai été particulièrement satisfait de recevoir votre courrier, qui m’offre l’opportunité de vous exposer mes idées, en particulier sur ce point essentiel. Si j’ai bien compris vos précédentes lettres, vous avez décidé de vous marier et vous devez l’avoir fait. Que ce soit donc en un moment bon et fructueux. En revanche, si cela n’a pas encore été le cas, ce qu’à D.ieu ne plaise, j’émets le souhait ardent que vous bâtissiez, dans un futur immédiat, un édifice éternel, basé sur la Torah et les Mitsvot. Me fondant sur tout ce qui vient d’être écrit, puisque vous exigez et faites campagne pour qu’on lutte contre Hitler, ses disciples et ses héritiers, je dirai que la réponse véritable figure dans les termes du verset(7) : “ Qu’il croit et se multiplie ”, ce qui implique, tout d’abord, d’avoir une vie juive normale avec des enfants et des petits-enfants.


Si la question formulé ci-dessus, bien compréhensible, se pose néanmoins : “ Comment exiger pareille chose et comment envisager que tout soit normal ? ”, vous constaterez que ma lettre est écrite au lendemain de ‘Hanouka, soulignant ainsi que, déjà l’époque du Temple, alors qu’une large partie du peuple d’Israël vivait en Terre Sainte, les miracles n’en étaient pas moins nécessaires. Et, de fait, chaque fois qu’il est nécessaire d’avoir recours au miracle, celui-ci se produit. Peut-être même est-il possible de dire que chacun d’entre nous qui se déplace, parle, écrit, est un miracle vivant, quand on pense que nous sommes “ un agneau parmi soixante-dix loups ”(8), comme se fut particulièrement le cas en 1967.


Je saisis cette occasion pour vous exprimer mes souhaits de Mazal Tov, à l’occasion des divers prix et des distinctions que vous avez obtenus depuis votre dernière lettre, d’après ce que j’ai vu dans la presse. J’espère que, bien que ceci vous distingue(9) des autres, puisqu’il s’agit d’une distinction(9) personnelle, vous ne vous séparerez pas pour autant des autres Juifs. Bien au contraire, selon les termes du verset(10) : “ il observa leurs souffrances ”. Vous le ferez donc encore plus qu’au préalable, puisque cette distinction vous offre la possibilité d’accroître l’aide que vous leur apportez. J’espère aussi que, malgré toutes ces distinctions, vous ne fléchissez pas votre conscience du fait que : “ le bienfait des nations est une faute ”(11), ce qui a malheureusement eu pour effet de nombreux malheurs, puisse D.ieu nous en préserver.


‘Hanouka est déjà passé, mais D.ieu fasse que l’on conserve l’esprit de cette fête, la nécessité d’ajouter de la lumière chaque jour(12), tout au long de l’année, afin de chasser l’obscurité du monde, “ dès le coucher du soleil ”(13), de le faire : “ à la porte de sa maison, vers l’extérieur ”(14), avec la fierté et la détermination juives, jusqu’à ce que cet extérieur devienne également lumineux. Avec mes respects et ma bénédiction pour me donner de bonnes nouvelles de tout ce qui est dit ci-dessus,


N. B. : J’ai lu, dans votre lettre, avec beaucoup de surprise que la rencontre avec madame G. M.(15) n’a pas pu avoir lieu, bien que vous ayez, dans un premier temps, apporté votre contribution pour que celle-ci puisse être fixée. Ma surprise est d’autant plus grande qu’un homme de presse doit avoir connaissance de ce que ne sait pas une personne du commun, en l’occurrence le fait que ceux qui auraient dû être les organisateurs de cette réunion n’en étaient pas satisfaits et, au final, qu’ils ont fait ce que bon leur semblait, de sorte que la réunion n’a pas eu lieu, ce qui n’est ni de mon fait, ni du fait de madame G. M., ni à cause de mes propres collaborateurs.


Il est surprenant que vous ne le sachiez pas car, pratiquement dans la même période, les mêmes “ organisateurs ” ont fixé ma rencontre avec deux autres personnalités et leur “ organisation ” a été suffisamment efficace pour annuler celle-ci également. Je ne veux pas en dire plus car cela est pénible et, bien entendu, je regrette que cette rencontre n’ait pu se produire, car, en plus de tous les autres aspects, j’aurais eu de l’intérêt à rencontrer madame G. M., d’un point de vue purement humain et psychologique, pour ce que peut apprendre une personne active dans la vie politique depuis des décennies, avec toutes les capacités que cela suppose, ce qui ne l’empêche pas d’être la grand-mère de tous jeunes petits-enfants, avec la douceur et la chaleur que cela suppose.


Notes


(1) Voir, à son sujet, la lettre n°8969.
(2) Selon la formulation des versets Mela’him 1 18, 26 et 29.
(3) Voir, à ce sujet, la lettre n°7491.
(4) Dans le traité Avot, chapitre 1, à la Michna 17.
(5) Voir la lettre n°8969.
(6) Discret, selon l’expression du verset Chmouel 1, 10, 22.
(7) Chemot 1, 12.
(8) Selon l’expression du Midrash Tan’houma, Parchat Toledot, au chapitre 5, Esther Rabba, chapitre 10, au paragraphe 11. On verra la Pessikta Rabbati, au chapitre 9.
(9) Le Rabbi souligne les mots : “distingue” et : “distinction”.
(10) Chemot 2, 11.
(11) Michlé 14, 34. Voir, à ce sujet, le traité Baba Batra 10b.
(12) Voir le traité Chabbat 21b et le Choul’han Arou’h, Ora’h ‘Haïm, lois de ‘Hanouka, chapitre 671, au paragraphe 2.
(13) Selon le traité Chabbat 21b et le Rambam, lois de ‘Hanouka, chapitre 4, au paragraphe 5 et le Choul’han Arou’h, Ora’h ‘Haïm, au début du chapitre 672.
(14) Selon le traité Chabbat 21b, le Rambam, lois de ‘Hanouka, chapitre 4, au paragraphe 7, le Tour et Choul’han Arou’h, Ora’h ‘Haïm, chapitre 671, au paragraphe 5.
(15) La rencontre du Rabbi avec Golda Meïr.