Lettre n° 8969

[24 Nissan 5725]

J’ai eu en main, “ par hasard ”, votre article(1), paru dans le numéro de Pessa’h du Jewish advocat, qui est intitulé : “ A propos des Juifs athées ”(2). Je dis “ par hasard ” parce que votre article se trouve sur la page suivant celle de ma lettre, consacrée au thème du dialogue. Néanmoins, il va sans dire que, pour nous autres Juifs, le hasard n’existe pas, car tout est effet de la divine Providence. De fait, un Juif recherche systématiquement des allusions et, en l’occurrence, je vois dans la présentation conjointe de ces articles une possibilité de saisir cette opportunité afin de vous écrire ces quelques lignes, après une trop longue interruption de notre correspondance ou des quelques mots que nous échangeons à l’occasion d’une réunion ‘hassidique. De fait, on m’a transmis que vous avez assisté, à différentes reprises, aux réunions ‘hassidiques, mais que vous n’avez pas souhaité vous approcher, pour diverses raisons. Bien évidemment, votre article m’a “ intrigué ” et j’en ai pris connaissance avec intérêt.

Vous écrivez que vous avez imaginé, d’emblée, que la déclaration formulée par ce rabbin tristement célèbre, ou tragicomique, à l’encontre du Maître du monde était l’expression d’une protestation contre un manque d’équité dans le monde. Je suppose qu’il n’y a là qu’une figure de style, car vous savez sûrement que quelqu’un qui a été formé dans un séminaire affilié à un mouvement dont la philosophie s’oppose à la lutte et à la rébellion, qui recherche donc uniquement une vie plus facile et plus confortable, ne peut pas avoir atteint un tel niveau.

Bien entendu, je suis d’accord avec vous quand vous dites que l’argument : “ Celui Qui juge la terre entière ne ferait-Il pas justice ? ” peut être authentique et recevoir la détermination qui convient uniquement quand il émane du cœur douloureux de l’homme qui est animé d’une foi profonde. Et, du reste, c’est pour cette raison que le premier qui souleva un tel argument ne fut autre que notre père Avraham, grand croyant et père de tous les “ croyants, fils de croyants ”(3). Nos Sages disent(4) également que le premier qui souleva la question : “ Le Juste connaît le mal et l’impie, le bien ” n’était nul autre que Moché, notre maître, celui qui transmit aux enfants d’Israël et au monde entier l’idéal selon lequel : “ Je suis l’Eternel ton D.ieu ” et “ tu n’auras pas d’autres dieux ”, ces “ autres dieux ” incluant également la compréhension et la rationalité humaines, que l’on divinise en en faisant le décideur en dernière instance.

En conséquence, je suis surpris que vous n’ayez pas adopté cette manière de penser et que vous ne soyez pas parvenu à cette même conclusion. Comme vous le savez, en effet, la réponse qui est faite à l’argument soulevé par Moché, notre maître, selon le récit de nos Sages(5), quand on lui montra que l’on déchirait la chair de Rabbi Akiva avec des peignes de fer : “ Est-ce là la récompense que l’on donne à la Torah ? ”, fut la suivante : “ Tais-toi ! Telle était la Pensée de D.ieu ”. Rappelons-nous que cet argument avancé par Moché n’était pas uniquement des mots. Telle était bien son idée et c’est pour cette raison que la réponse fut : “ Tais-toi !’ ”, qu’on ne lui demanda pas uniquement de cesser de parler de cela, mais bien d’ôter cette idée de son esprit.

La seule réponse qui pouvait être donnée, en la matière, était donc la suivante : “ Telle était la Pensée de D.ieu ”, ce qui, en fait, n’est en aucune façon une explication. Mais, la foi de Moché notre maître n’en fut nullement affaiblie. Et, il en est de même pour tous ceux qui interrogent, qui posent des questions d’une manière authentique. Bien au contraire, leur foi s’en trouve raffermie, comme cela est clairement dit à propos de Job. Il en fut de même pour notre père Avraham qui non seulement resta ferme dans sa foi mais, en outre, fut en mesure de surmonter toutes les épreuves. Il en fut de même également pour d’autre “ rebelles ”, qui furent de profonds croyants, jusqu’au dernier jour de leur vie.

Je pense que vous serez d’accord avec moi pour admettre qu’il n’est pas le fait du hasard que ceux qui ont posé des questions authentiques soient restés fermes en leur foi. D’ailleurs, il n’aurait pas pu en être autrement, car, quand on se pose réellement la question, quand celle-ci est bien l’expression et la conséquence d’un désir sincère de justice et de droiture, il est clair qu’un sentiment aussi profond ne peut émaner que de la conviction que cette justice n’est véritable que dans la mesure où elle provient d’une source surnaturelle(6), c’est-à-dire transcendant à la fois l’intellect et le sentiment des hommes. La question qui est posée ne contredit donc pas cette perception et ce sentiment, pas même en leur dimension profonde et en la base même de leur existence. Néanmoins, après cette première étape impétueuse, on doit prendre conscience que l’approche consistant à poser une question, à rechercher une explication rationnelle à ce qui transcende la logique n’a pas de sens. Aussi, après avoir exprimé son émotion et sa douleur, il faut bien, au final, adopter la conclusion selon laquelle : “ malgré tout cela, je conserve la foi ”, avec encore plus de force.

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Tout ce qui vient d’être dit est basé sur votre article, mais il y a aussi un autre point, une idée qui concerne l’ensemble de ce problème et il est surprenant que ceci ait été occulté. Ce point est le suivant. Après tout, ce prétendu conflit avec la foi n’est pas un fait nouveau, ayant fait son apparition en notre génération. Notre peuple a malheureusement déjà subi des massacres et des persécutions dans les précédentes générations. Les exactions des Croisés, par exemple, en “ proportion ” et de manière relative, n’ont pas été plus légères que celles de Hitler, avec, toutefois, la différence suivante. A l’époque, il n’y avait pas le moindre espoir que la situation puisse changer. Ces massacres avaient été perpétrés au nom de “ cet homme ” et de la trinité qui, selon le Judaïsme, est, à proprement parler, une forme d’idolâtrie que les Juifs ne pouvaient en aucune façon accepter. Après que les Turcs aient été vaincus par les Croisés, il devint clair qu’il n’y avait plus aucune perspective pour les victimes. En revanche, à l’époque d’Hitler, puisse son nom être effacé, les persécutions furent “ simplement ” le fait de la méchanceté et de la nature cruelle des hommes. On pouvait donc espérer que l’humanité prendrait le dessus et, avant tout, que les victimes seraient enfin les vainqueurs, qu’ils marqueraient la fin de Hitler, puisse son nom être effacé.

En d’autres termes, un Juif qui était croyant jusqu’en 1940, né au vingtième siècle, ayant connaissance de l’histoire juive et des événements vécus par notre peuple, des persécutions et des souffrances, de celles des Croisés et de celles qui les précédaient, depuis l’époque de Nabuchodonosor, roi de Babel, pouvait, certes, se demander en quoi lui-même et sa famille étaient spécifiquement concernés par le plan de Hitler. En revanche, le fait qu’en permanence, “ on se dresse contre nous pour nous détruire ” qu’il peut arriver que l’on soit touché personnellement n’était nullement un fait nouveau(6). L’apparition de Hitler ne pouvait donc pas remettre en cause sa foi en le Maître du monde. Seul celui qui, au préalable, était affaibli dans sa foi et recherchait une “ justification ” pour s’écarter du Maître du monde, trouva, pour ainsi dire, un prétexte dans l’épisode de Hitler. De fait, si l’histoire de Hitler révéla un fait nouveau(7), c’est dans un autre domaine, celui du développement de la culture et de la civilisation des hommes.

Beaucoup ont cru, surtout dans les milieux de ceux que l’on a appelé les Maskilim, qu’au vingtième siècle, on avait atteint un tel degré de civilisation, incluant différents systèmes “ hautement ” philosophiques, un enseignement large et répandu, un réseau scolaire et de nombreuses universités, une haute éthique et de belles manières, qu’en conséquence, ce qui s’était passé dans les temps obscurs et moyenâgeux était désormais inconcevable. Cet état d’esprit se révéla dans la littérature, dans la presse et également dans les expressions orales de grandes personnalités et de penseurs. De la sorte, on voulut écarter l’approche “ archaïque ” du Tana’h selon laquelle “ le bienfait des nations est une faute ” et l’affirmation de Rabbi Chimeon Ben Yo’haï(8) selon laquelle : “ c’est un principe(6) établi, on sait que Esav déteste Yaakov ”. Soudain, se produisit la terrible catastrophe. La culture et la civilisation du vingtième siècle se sont effondrés. Et, il est apparu qu’il n’était nullement contradictoire, d’une part, d’être un philosophe ou bien un poète, ayant de bonnes manières, participant à des réunions distinguées, dans les élégants salons de Berlin et, d’autre part, d’arriver à Treblinka, par exemple, et d’y commettre tout ce qui a été perpétré dans cet endroit. Bien plus, il ne s’agit pas là de cas exceptionnel, de “ monstres ”, de terribles créatures à forme humaine, mais bien de cent millions d’hommes, de tout un peuple. Or, pour citer les titres de vos articles, “ le monde est resté silencieux ”. Et, l’on pourrait rajouter un sous-titre, soulignant qu’une grande partie du monde se réjouissait que “ la chose ” était faite et que d’autres s’en chargeaient, ou encore étaient satisfaits malgré le fait que d’autres s’en chargeaient.

Si l’histoire de Hitler devait remettre en cause la foi, d’une certaine façon, cela aurait dû être pour montrer et même pour établir clairement que l’on ne peut pas s’en remettre à la conception humaine de la justice et de la droiture, y compris celle d’un homme ayant une formation supérieure et des diplômes universitaires, lui-même fils d’un académicien diplômé. A notre grand regret et à notre immense peine, on a peur d’énoncer clairement une telle conclusion et, encore plus, les conséquences logiques qu’elle doit avoir, dans l’existence quotidienne. Et, ce mutisme, ce non-dit existent, de la même façon, chez les portes paroles du monde religieux, y compris ceux qui ont observé de leurs propres yeux ce que des hommes ont été capables de faire, quand ils ne dépendent que d’eux-mêmes. Il en est ainsi, comme je le disais au début de cette lettre, parce que l’on cherche à avoir une vie plus aisée et plus confortable, à dormir plus tranquille. Car, il est tellement plus facile d’être en phase avec le monde, bien que ce soit ce même monde qui est resté silencieux et, pour une large part, qui a même été satisfait en son cœur.

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Permettez-moi maintenant une remarque personnelle, en relation avec l’échange que nous avons eu, lorsque nous nous sommes rencontrés, dans mon bureau. Votre série d’articles intitulés : “ Le monde est resté silencieux ” a encore une fois éveillé en moi une idée que je voudrais exprimer, à cette occasion. Se souvenir et ne pas oublier, comme la Torah le dit : “ Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek ”, est, bien évidemment, une initiative souhaitable. Selon la précision de nos Sages(9), il s’agit même d’une Injonction positive, surtout quand on constate la tendance qui se développe actuellement, la volonté d’oublier et de faire oublier. Mais, après tout cela, le souvenir reste uniquement une partie du devoir qui nous incombe. Le reste, qui en est sans doute la partie la plus importante, consiste à travailler, à lutter activement(6) contre la soi-disant “ solution finale ” qui avait été conçue par Hitler, au même titre que par Haman.

Cette lutte doit prendre la forme d’action orientées vers : “ ainsi il se multipliera et prospérera ”. Or, on n’atteindra pas ce but en étant mélancolique, en s’employant à se rappeler et à ne pas oublier, aussi important que cela puisse être. Il faut, en outre, renforcer et développer le désir de bâtir le peuple juif en tant que peuple, très simplement en mettant en pratique les termes du verset : “ Ils fructifièrent, se multiplièrent et devinrent très puissants ”, ce qui est exactement l’inverse de la “ solution finale ” qui avait été planifiée. Dans ce domaine comme dans tous les autres, il est nécessaire, en plus de la motivation qui convient, de donner un exemple de sa propre personne. A fortiori est-ce le cas pour quelqu’un qui a personnellement vécu ces événements. Une telle personne doit montrer, non seulement que Hitler, que son nom soit effacé, n’a pas réussi, mais, en outre, qu’on doit le défier, avec tous ceux qui lui viennent en aide. Pour cela, il faut fonder une grande famille, avoir des fils, des filles et des petits-enfants.

Je me permets d’affirmer, avec la plus grande fermeté, qu’aussi important qu’il puisse être de relater à la présente génération ce qui nous est arrivé, notre objectif premier n’en reste pas moins de mettre en pratique les termes de nos Sages(10) : “ tu vis contre ton gré ” en mettant l’accent sur : “ tu vis ”(6), c’est-à-dire en faisant en sorte que cette vitalité soit évidente. En d’autres termes, vous devez faire tout ce qui est en votre pouvoir pour vous arracher à vos souvenirs, dans le moment présent, pour organiser votre vie, pour vous marier, pour bâtir un foyer juif et une famille juive. Ceci sera la chute certaine(6) de Hitler, la preuve qu’il ne sera pas parvenu à supprimer un ‘Hassid de Vichnitz(11). Bien au contraire, vous aurez des enfants et des petits-enfants, des ‘Hassidim de Vichnitz, jusqu’à la fin des générations. Mon but n’est pas ici de prononcer un mot plaisant et, de fait, peu importe qu’il s’agisse, en l’occurrence, d’un ‘Hassid de Vichnitz, de Loubavitch ou de n’importe quel Juif respectueux de la Torah et des Mitsvot. S’il peut en être ainsi, il est clair que c’est bien là la démarche constructive. Vous avez vécu des moments terribles, au cours de votre vie et vous vous trouvez actuellement en Amérique. Si vous le souhaitez vraiment, vous serez en mesure de réaliser tout cela. Et, que D.ieu vous accorde la réussite.

Une plus longue lettre est-elle nécessaire ? Si, dans quelques semaines, vous vous mariez “ conformément à la Loi de Moché et d’Israël ”, avec Mazal Tov, ma lettre et l’effort que vous aurez fait pour la lire auront été justifiés.


Notes

(1) Cette lettre est adressée à monsieur Elie Wiesel.
(2) Voir le Likouteï Si’hot, tome 33, à la page 255.
(3) Selon le traité Chabbat 97a.
(4) Dans le traité Bera’hot 7a.
(5) Dans le traite Mena’hot 29b.
(6) Le Rabbi souligne le “ sur ” de “ surnaturelle ”, de même que les mots : “ nullement un fait nouveau ”, “ principe ”, “ activement ”, “ tu vis ” et “ certaine ”.
(7) Voir, à ce sujet, la lettre n°8940.
(8) Dans le Sifri, cité par le commentaire de Rachi sur le verset Vaychla’h 33, 4.
(9) Voir l’Encyclopédie talmudique, à l’article “ Souvenir de ce qu’a fait Amalek ”, à la page 219 et les références qui y sont indiquées.
(10) Traité Avot, fin du chapitre 4.
(11) Puisque telle est l’origine de Elie Wiesel.