J’étais un très mauvais élève. Certains de mes camarades de classe connaissaient par cœur des centaines de Michnayot (passages du Talmud). Mais moi, je n’en connaissais qu’une. Une seule Michna. Et encore : je n’avais réussi à l’apprendre que contraint et forcé par un professeur qui voulait me punir parce que je passais mon temps en classe à jouer. D’ailleurs, je ne suis pas devenu un brillant Talmudiste…
Mes parents avaient survécu à la Shoah. Ils s’étaient rencontrés dans un camp pour «personnes déplacées» en Autriche, après la guerre, et s’étaient mariés peu après, en toute simplicité. J’étais né l’année suivante et je suppose que ma naissance leur avait donné une grande joie : ils commençaient à reconstruire ce que les Nazis avaient détruit.
Un an plus tard, nous nous installions à New York, dans le fameux quartier de Lower East Side. Comme tous les autres immigrants, mon père travaillait dur mais ne s’en plaignait pas. Tout ce qu’il désirait, c’était que je devienne un bon Juif, érudit en Torah. C’est pourquoi il m’inscrivit dans une Yechiva, une école juive – où je ne réussis à maîtriser qu’une seule et unique Michna !
Quand le jour de ma Bar Mitsva approcha, mon père m’informa que nous aurions le privilège d’être reçus en audience privée chez un grand Sage, un Mystique – bref un Tsadik nommé le Rabbi de Loubavitch. Mon père m’avait souvent parlé du «monde perdu» de l’Europe d’avant-guerre, quand une atmosphère empreinte de sainteté emplissait les rues, quand à chaque carrefour se trouvait une maison d’étude avec des hommes pieux qui priaient et étudiaient. Bien que n’étant pas lui-même un ‘Hassid, mon père se rendait parfois chez le Rabbi de Sassov et effectuait des dons au profit de son fonds d’entraide pour les orphelins.
C’est pourquoi je trouvais tout naturel que mon père veuille m’amener, avant ma Bar Mitsva, comme par un rite d’entrée dans le monde adulte, vers un homme saint, sorte de relique de la vieille Europe.
J’avais entendu parler du Rabbi de Loubavitch et d’ailleurs mon meilleur ami, Moché venait d’une famille Loubavitch. Le jour précédant ma visite, j’en parlai à Moché. Il se retint de rire : «Connais-tu au moins le nom du traité du Talmud que nous étudions en classe ?»
Moché savait bien que je ne brillais pas dans les cours de Talmud ; il m’apprit alors que le Rabbi avait l’habitude de demander à tous les garçons approchant l’âge de la Bar Mitsva quelle Guemara ils étudiaient en classe et il leur posait des questions à ce sujet.
Voilà qui était grave ! De fait, cette information était tragique pour moi. Je me mis à paniquer. Je pouvais déjà imaginer le regard de mon père quand le Rabbi me poserait des questions auxquelles je ne saurais pas répondre. Mon père serait désemparé, honteux même. Mais comment pouvais-je apprendre en une soirée tout ce que je n’avais pas appris durant toute l’année ?
Je n’arrivai pas à fermer l’œil de la nuit. Comment supporter l’idée de faire honte à mon père ? Ses yeux me supplieraient de fournir la bonne réponse, de citer le bon verset, de démontrer la justesse de l’argument…
Pourquoi avais-je passé mon temps à jouer en classe ? Pourquoi n’avais-je pas écouté au moins avec une demi-oreille ? Je décidai ce soir-là que, dorénavant, je ne perdrais plus mon temps en classe et que je deviendrais le plus grand érudit de l’école. Je suppliais D.ieu de remplir miraculeusement, en une nuit, mon esprit de toutes les connaissances que je n’avais pas cru bon d’absorber durant l’année.
Le lendemain me sembla durer une éternité. J’étais désespéré. Par contre, mon père était d’excellente humeur, c’était pour lui un jour de fête. Il rentra tôt de son travail ; il souriait et sifflotait : «Alors, ‘Haïm, es-tu prêt à rencontrer le Rabbi ?». Quant à moi j’espérais que se lèverait une tempête de neige, qu’il y aurait une panne de courant, une grève des transports, n’importe quoi qui puisse annuler la visite.
Mais non, tout allait bien et, dans le métro, mon père n’arrêtait pas de chantonner en tapant la mesure. Il était au paradis – et j’étais en enfer !
Nous sommes sortis à la station Kingston Avenue et, avant que j’ai pu réaliser quoi que ce soit, je me trouvai devant le Rabbi. Il affichait un bon sourire, réconfortant, mais mes mains tremblaient, ma bouche était sèche et mes genoux s’entrechoquaient. Le Rabbi me demanda mon nom. Je savais répondre… «Haïm», parvins-je à articuler, craignant ce qui allait suivre.
Puis, à ma grande surprise, le Rabbi ne me demanda pas quel traité j’étudiais. Mais il me posa la question à laquelle, heureusement, je savais répondre.
D.ieu avait-Il entendu mes prières ? Le Rabbi poursuivit, il me posa d’autres questions sur cette Michna, justement la seule Michna que je connaissais par cœur !
Je ne regardais pas le visage de mon père car j’étais trop nerveux pour détourner mon attention du Rabbi. Mais j’étais sûr que mon père était fier de moi. Quand nous avons quitté le bureau du Rabbi, mon père me prit par l’épaule et m’embrassa longuement sur le front. Il ne parvenait pas encore à parler, mais ses yeux étaient emplis de joie, de fierté, de satisfaction.
Les ‘Hassidim dans le couloir avaient remarqué l’enthousiasme de mon père. Bien vite, ils nous entourèrent et nous demandèrent ce que le Rabbi nous avait dit. J’étais soulagé et de très bonne humeur et je demandai à mon père : «S’imaginent-ils que le Rabbi a livré un message important à un adolescent de treize ans ?»
Avec l’âge, je réalise pourtant que j’avais un message à faire passer : le peuple juif avait un berger fidèle.
De temps en temps, je me souviens de cet incident qui se produisit dans cette froide nuit de 1960. Je ne m’extasie pas tant de la vision prophétique du Rabbi mais de son remarquable amour du peuple juif, de chaque Juif, comment il parvient à rendre chacun conscient de ses capacités et à l’encourager à avancer sur le bon chemin.

Chaim Sorotsky
Celebration ! Wisconsin
traduit par Feiga Lubecki