Le groupe de ‘Hassidim qui occupait un coin du wagon était particulièrement joyeux. Un ‘Hassid sortit de son sac une bouteille de vodka et la posa sur la tablette. Un autre apporta des gâteaux secs préparés par son épouse. Un troisième déposa sur la table des fruits secs.
Bien vite, le bouchon de la bouteille passa de main en main, à chaque fois rempli de vodka. Chacun répondait “Amen” à la bénédiction de l’autre puis les chants ‘hassidiques pleins d’entrain s’intensifièrent au point de couvrir le bruit du train.
De l’autre bout du wagon, un Juif dont l’aspect extérieur n’était pas celui d’un ‘Hassid de Loubavitch, entendit les chants et s’approcha:
“Pourquoi toute cette allégresse?” demanda-t-il en souriant.
“C’est que nous nous rendons à Loubavitch!” répondirent les ‘Hassidim, les yeux brillants. “Chez le Rabbi!” continuèrent-ils, tout en entonnant un chant encore plus joyeux.
Quand le chant fut terminé, l’homme demanda à prendre la parole. “Je vais vous raconter une histoire à propos de votre Rabbi, Rabbi Chalom Dov Ber!”. Bien sûr, les ‘Hassidim n’attendaient que cela. Le silence se fit. “Là où j’habitais, à Dwinsk, je travaillais dans une usine d’allumettes. D.ieu merci, j’ai une épouse adorable, de gentils enfants et je gagnais bien ma vie. Tout allait bien.
Un jour, la roue a tourné. Une petite allumette fabriquée dans notre usine, s’enflamma à cause d’un manque de vigilance et tout le bâtiment prit feu. J’avais perdu la source de mes revenus. Et comme si cela ne suffisait pas, ma femme tomba malade précisément à ce moment. Certains de mes amis, des ‘Hassidim de Loubavitch, me conseillèrent de me rendre chez leur Rabbi. Bien que je n’eus pas reçu d’éducation ‘hassidique, je décidai de les écouter. Je n’avais plus rien à perdre. Quand j’entrai dans le bureau du Rabbi, je lui exposai mes problèmes; rien que leur évocation me faisait déjà pleurer. Le Rabbi me fixa d’un regard encourageant et me dit: “Déménagez et installez-vous à Kovno; là-bas vous ouvrirez un magasin de chapeaux. Votre épouse les confectionnera et vous les vendrez”. Intrigué, je demandai au Rabbi: “Pourquoi devrais-je habiter à Kovno? Ne puis-je pas ouvrir le même magasin à Dwinsk?”
Le Rabbi ne répondit pas à ma question, il répéta ce qu’il avait déjà dit et l’entrevue se termina ainsi.
“Je ne suis pas né ‘Hassid mais puisque j’avais déjà demandé au Rabbi, je ne pouvais pas me permettre de lui désobéir. Je fis donc comme il m’avait dit. Avec ma famille, je m’installai à Kovno et je cherchai où ouvrir un magasin de chapeaux.
Au bout de quelques jours, je trouvai un emplacement à la périphérie de la ville et j’ouvris un magasin. J’avais acheté des étoffes et ma femme avait cousu de très beaux chapeaux. Je les disposai
judicieusement dans la vitrine et j’attendis les clients.
Un jour passa, deux jours, trois, quatre et je n’avais même pas vendu un seul chapeau. Seul dans mon magasin, je pensai à ma situation présente; les souvenirs du passé, quand je ne manquais de rien, me revenaient et mon coeur se serrait. J’éclatai en sanglots. Juste à ce moment-là, un luxueux carrosse s’arrêta devant mon magasin. Le passager, un noble Russe, entra, examina les chapeaux et finit par en choisir un. Il paya et s’apprêtait à sortir quand il remarqua mes yeux gonflés par les larmes.
“Que se passe-t-il?” demanda-t-il avec compassion. Je lui racontai brièvement ce qui m’était arrivé: l’usine d’allumettes qui avait flambé puis l’étrange conseil d’un Rabbi, conseil qui jusqu’à présent ne s’était pas avéré fructueux. Il me posa plusieurs questions sur le Rabbi. Sa curiosité m’étonnait.
Puis il dit: “Votre Rabbi est un homme sage et juste. Ce n’est pas pour rien qu’il vous a envoyé ici”.
Je le regardai, perplexe. Le duc réfléchit et se parla tout seul à voix basse. Et toujours à voix basse, il dit: “Peu importe”. Puis il s’adressa à moi: “Ecoutez-moi bien. Mon frère possède une usine d’allumettes à Kiev. Il y a quelques semaines, sa principale machine est tombée en panne. Jusqu’à présent, nul n’a réussi à la réparer. Si vous, vous y parvenez, il saura vous récompenser!”
“Je ne suis pas technicien!” répondis-je étonné. “Mais je suis prêt à essayer”.
De suite, je me mis en route pour Kiev, muni d’une lettre de recommandation pour le frère. Celui-ci marchait de long en large dans son usine, très soucieux. Quand je lui tendis la lettre, il se pinça pour être sûr que ce qu’il venait de lire était vrai.
“Si vous réussissez à réparer ma machine, je vous donnerai immédiatement cinq cents roubles. Et je vous engagerai comme contremaître: vous gagnerez le double de ce que vous gagniez à Dwinsk!”
De suite, je me mis à démontrer la machine. Je connaissais chaque pièce et, au bout de trois jours, j’avais localisé la panne et tout réparé. Le propriétaire, trop heureux, accomplit exactement tout ce qu’il m’avait promis. Petit à petit, je montai de grade dans l’usine et maintenant, j’en suis le directeur!” L’homme avait terminé son histoire. On voyait combien il était ému. Puis il ajouta ce qui lui semblait évident: “Tout ceci, bien entendu, c’est grâce au conseil du Rabbi chez qui vous vous rendez!”

Les ‘Hassidim le regardèrent amicalement et l’invitèrent à se joindre à leur petite fête. “Dites “Le’haïm”, “A la vie!” lui dirent-ils en lui offrant un verre de vodka. Et les chants reprirent de plus belle...
“Comme nous sommes heureux, comme notre sort est enviable...”