Récemment j'ai pris part à une conférence par téléphone qui réunissait 29 personnes. Non, ce n'était pas pour régler des affaires commerciales mais c'était une réunion familiale virtuelle. C'est d'Ukraine, de France, d'Alaska, du Texas, de New York et d'Ohio que nous avons téléphoné, nous, vingt-huit enfants, gendres et belles-filles d'une seule femme : ma mère qui fêtait son soixantième anniversaire.
Après que chacun des 17 enfants eut brièvement donné des nouvelles de sa (petite) famille, une de mes sœurs demanda : " Quel est le secret de la réussite de votre mariage ? Comment avez-vous réussi, toi et Papa, à élever une si grande famille et, de plus, à instiller en chacun d'entre vos enfants une telle assurance, un tel bonheur de vivre et un tel sens des responsabilités communautaires ? " (Nous sommes pratiquement tous des " Chlou'him ", des émissaires du Rabbi, dispersés aux quatre coins du monde).
Ma mère apprécia la question mais, avec son humilité et son pragmatisme habituels, insista que ce n'était pas si compliqué : " Chaque jour et ses préoccupations, chaque enfant en son moment… il suffit de faire ce qui doit être fait… ! "
Nous avons demandé plus d'explications. Ne s'était-elle jamais inquiétée comment acheter pour chacun les vêtements dont il avait besoin ? Ne se faisait-elle pas des soucis avec les problèmes d'argent ? C'est alors que mon père prit la parole. " Vous oubliez de prendre en compte toute l'histoire, dit-il. Si je vous raconte ma vie avant vous, vous comprendrez mieux ".
A 12 ans, il avait fui l'avancée nazie pour la Roumanie puis la Russie communiste. Là, il avait constamment souffert, non seulement des terribles conditions de survie physique mais aussi d'une persécution constante pour ses croyances religieuses tandis qu'on lui refusait une permission de sortie et un visa qui lui auraient permis de quitter le pays.
Finalement à 19 ans, il tenta de traverser la frontière pour s'enfuir en Pologne. Mais le passeur qui lui avait extorqué une grosse somme d'argent le dénonça à la police soviétique et mon père fut condamné à 25 ans de travaux forcés en Sibérie. Quand, heureusement, Staline mourut sept ans plus tard en 1953, mon père fut libéré avec beaucoup d'autres prisonniers politiques.
Il n'avait jamais osé rêver qu'il survivrait à toutes ces épreuves mais il y parvint. Il n'avait jamais osé rêver qu'il trouverait une jeune fille juive qui serait prête comme lui à vouer sa vie pour le judaïsme et qui accepterait les sacrifices quotidiens nécessaires pour élever des enfants juifs pratiquants en Russie Soviétique. Mais il trouva ma mère. En 1967, bien avant la chute du Rideau de fer, il reçut enfin la permission de quitter l'U.R.S.S. avec toute sa famille (moi inclus) et put s'établir en Israël.
" Après tous ces miracles, conclut mon père, je devrais m'inquiéter pour quelques morceaux de pain ? Si D.ieu m'a donné la force de survivre à toutes ces difficultés, Il peut certainement me donner la force pour travailler et pourvoir dignement aux besoins de ma famille ".
Nous l'avions écouté attentivement et, en silence, nous avons médité cette philosophie.
Maintenant que ma femme et moi-même nous avons nous aussi des enfants, je peux vraiment apprécier l'incroyable dévouement de mes parents et de tous ceux qui élèvent de grandes familles. Je sais que cela implique de longues journées et de courtes nuits, souvent entrecoupées par les cris et les biberons de l'un ou l'autre des enfants. Mais je connais aussi le " Na 'hat ", la fierté, la joie et le bonheur qu'apporte à ses parents chaque enfant. Le proverbe, souvent cité par le Rabbi : " Celui qui donne la vie au monde entier peut aussi donner de quoi vivre à tous les enfants et à tous les parents " se réalise chaque jour devant nos yeux.
Si cela était vrai dans chaque génération, combien plus ceci est vrai à notre époque, alors que notre peuple a été si cruellement décimé dans les fours d'Auschwitz !
J'aime à raconter la réplique d'une femme juive qui attendait son cinquième enfant. Un de ses voisins, en s'en apercevant, lui demanda : " Comment ? Encore un ? Combien d'enfants comptez-vous mettre au monde ? "
Elle le regarda droit dans les yeux et répondit calmement : " Six millions ! "

Rav Zushé Greenberg
Chabad Center of Solon (Ohio)
traduit par Feiga Lubecki