Un soir, très tard, j’ai reçu un coup de téléphone d’un certain M. Lugassy. « Monsieur le rabbin, je sais que nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois il y a des années, mais vous êtes le seul rabbin que je connais et j’ai besoin de votre aide. Une de mes clientes, une Juive, vient de perdre son père ce soir. Or celui-ci, avant de mourir, avait demandé à être incinéré. C’est un ancien combattant et la société à laquelle il était affilié accepte de couvrir les frais de la crémation, puisque telle était sa volonté, mais ne prendra pas en charge les frais d’un enterrement. J’ai dit et répété à ma cliente que l’incinération est contraire à la loi juive mais elle estime qu’elle doit honorer les dernières volontés de son père. De toute manière, la famille n’a pas de quoi payer un enterrement ».
Il était près de minuit quand je suis arrivé à la porte de la famille en deuil. J’ai expliqué l’importance d’un enterrement juif. J’ai ajouté que, très certainement, le défunt avait demandé l’incinération parce qu’il ignorait combien c’est interdit par la Hala’ha, la loi juive. « Votre père se trouve maintenant dans le Monde de Vérité. Pensez à ses souhaits tels qu’ils sont maintenant. Je vous garantis que, de là où il est, il comprend les choses différemment ».
Autant j’étais passionné par ma plaidoirie pour un enterrement en bonne et due forme, autant la famille restait intraitable quant à la nécessité d’honorer les « derniers vœux terrestres » du père. Cela dura plus d’une heure, j’avais exposé tous les arguments auxquels j’avais pensé, rien ne marchait. Finalement, je décidai de téléphoner à un bénévole, membre de la « ‘Hévra Kadicha », la société qui s’occupe des derniers devoirs : peut-être trouverait-il des mots plus convaincants que les miens. Voici ce qu’il me dit : « Expliquez-leur que la tragédie de l’holocauste a consisté en trois drames : combien de Juifs ont été assassinés, comment ils ont été assassinés et le fait que la plupart d’entre eux n’ont jamais été enterrés. Comment peut-on volontairement dénier à un Juif l’enterrement que tant des nôtres n’ont pu obtenir ? Que l’enterrement auquel vous allez procéder soit un hommage à l’un des six millions de nos martyrs qui n’ont jamais eu l’honneur et la dignité d’une inhumation selon les règles du judaïsme ! Ne les laissez pas ajouter encore une infamie, celle de la crémation volontaire, à la tragédie ! »
Tremblant, je raccrochai le combiné, me tournai vers la famille et répétai ce que je venais d’entendre. Au fur et à mesure de mon argumentation, la résistance de la famille s’affaiblit. Leur sentiment juif avait refait surface et ils avaient réalisé qu’un enterrement cachère n’était pas une option mais une de leurs obligations filiales envers leur père, envers son peuple.
Mais il restait un détail à régler : qui paierait ? Bien qu’ils aient été très touchés par mes paroles, ils affirmèrent qu’ils n’avaient pas de quoi payer.
Il était maintenant deux heures du matin. Je leur promis que, d’ici le lendemain matin, j’aurais réuni la somme nécessaire et je pris congé non sans avoir fait transférer le défunt dans les locaux de la ‘Hévra Kadicha, qui ferait réciter des Psaumes à son chevet toute la nuit. Le lendemain, j’appris que la communauté disposait de fonds pour les obsèques des indigents : j’en informai donc la famille et ajoutai que l’enterrement pourrait se faire le jour-même.
En discutant de la cérémonie, j’expliquai que les prières seraient prononcées devant la tombe. La famille insista pour que le service religieux soit célébré dans une synagogue. Or cette dépense n’était pas comprise dans le forfait alloué par la caisse de bienfaisance. La famille insista et posa même un ultimatum : synagogue sinon incinération ! Destabilisé par cette demande, je me repris et promis que je parviendrais à obtenir les deux milles dollars nécessaires, pour un homme que ni moi, ni la communauté n’avions connu ! Je téléphonai à plusieurs donateurs : aucun d’entre eux ne refusa de participer à cette Mitsva. Un Juif devait être enterré de façon cachère et chacun se sentit concerné.
Le lendemain la famille et les amis se rassemblèrent dans l’oratoire et rendirent un dernier hommage à un homme qui, grâce à la Providence divine et grâce à l’amour et la solidarité d’autres Juifs, avait mérité d’être enterré comme il se doit.

Rav Ruvi New
(Inside out Magazine – Le’haïm)
traduit par Feiga Lubecki