En cette sombre nuit de mai 1956, une bande de feddayins s’était introduite dans les vergers du village de Kfar ‘Habad. Ils avaient pénétré dans la synagogue de l’école d’agriculture et avaient tiré avec leurs fusils Karl Gustav: cinq étudiants et leur jeune professeur avaient été tués et dix autres enfants avaient été blessés. Leur sang pur et saint avait coulé sur les livres de prières qui étaient tombés de leurs mains...
Les villageois de Kfar ‘Habad étaient de rudes ‘Hassidim, barbus, larges d’épaules, endurcis par des années de guerre et de communisme en Union Soviétique. Ils découvrirent la scène avec horreur: un pogrom en Israël ! Un pogrom contre Loubavitch ! Ils se mordaient les lèvres de rage. Les femmes se tordaient les mains et murmuraient prières et supplications, en hébreu, en yiddish et en russe tandis que les larmes n’arrêtaient pas de couler. Tout le village était horrifié, désespéré.
Ces ‘Hassidim avaient survécu aux pogromes du Tsar Nicolas; l’Armée Rouge n’avait pas réussi à les intimider et les Cosaques ne les avaient pas fait plier. Ils avaient été exilés, déportés, asservis dans les Goulags de Sibérie mais là, ils étaient hébétés et sans force. Le sang avait coulé dans le pays qui devait être le refuge de tous les Juifs en danger dans le monde.
Au centre du village se tenait Reb Avraham Myers qui avait été un officier de haut rang dans l’armée russe. La légende racontait qu’il s’était tenu calmement et avait chanté des mélodies ‘hassidiques quand une bande de soldats l’avaient battu avec les crosses de leurs fusils. Maintenant il se révoltait contre D.ieu : “Maître de l’univers ! Pourquoi ? Jusqu’à quand ? En quoi les enfants auraient-ils fauté ?”
Le désespoir et le sentiment de rejet avaient envahi le village et menaçaient de saper jusqu’à ses fondations. Certains considéraient déjà ce tragique événement comme un présage que leur rêve d’une vie paisible en Terre Sainte était prématuré. Peut-être devait-on tout démanteler et chercher refuge sous des cieux plus cléments ? Le village se mourrait à petit feu...
Cependant il était clair qu’avant de prendre une décision, il fallait demander l’avis du Rabbi.
Rien ne serait accompli sans qu’il n’en soit informé. Tous attendaient le télégramme de “là-bas”, de Brooklyn mais, inexplicablement, il n’arrivait pas. Quatre jours avaient déjà passé depuis l’attaque terroriste. On avait bien sûr envoyé immédiatement un long télégramme au Rabbi pour l’informer de la tragédie. Mais le Rabbi ne répondait pas. Que se passait-il ? Pourquoi ce silence ? Pas un mot de condoléances pour réconforter ses ‘Hassidim brisés par l’épreuve ?
Il faut savoir que l’échange de lettres entre le Rabbi et ses ‘Hassidim fait partie intégrante du mode de vie Loubavitch. Chaque problème, chaque prise de décision, que ce soit du domaine public ou privé, est soumis à la réponse du Rabbi. Qu’elle vienne par courrier normal, express ou par télégramme, la réponse du Rabbi est courte, succinte mais précise. Alors pourquoi tardait-elle tant sur un sujet si dramatique ? Les anciens du village n’avaient pas d’explication et comme les heures et les jours passaient, les âmes tourmentées se désespéraient, les cœurs se faisaient plus lourds et l’angoisse était presque palpable.
Dans les semaines qui suivirent, des lettres arrivèrent de New York, de leurs cousins et amis, qui décrivaient ce qui s’était passé durant ces quatre jours interminables :
La nouvelle tragique des événements en Israël était parvenue juste avant la réunion ‘hassidique que le Rabbi tenait habituellement à la fin du mois de Nissan. Mais les secrétaires du Rabbi avaient décidé de ne rien lui dire auparavant. Cependant le Rabbi parla de dévouement suprême, du peuple juif prêt au sacrifice de sa vie pour la sanctification du Nom de D.ieu, de la reconstruction de la Terre Sainte et de la délivrance avec Machia’h. Des larmes coulaient des yeux du Rabbi. Il pleurait, chantait et pleurait encore.
Pourquoi le Rabbi pleurait-il ? Seuls ceux qui savaient pouvaient le deviner…
Mais le Rabbi n’avait pas été prévenu !
La réunion s’était terminée. Les ‘Hassidim étaient retournés chez eux et le Rabbi était entré dans son bureau. Le cœur battant, deux vieux ‘Hassidim avaient frappé à la porte et lui avaient tendu le terrible télégramme. Le Rabbi s’était enfoncé dans son fauteuil. Il avait fermé sa porte et ne l’avait pas ouverte durant trois jours. Puis il avait appelé son secrétaire et lui avait transmis la réponse, les trois mots de la réponse.
Le télégramme arriva. La nouvelle se répandit dans le village: le Rabbi avait répondu. Hommes, femmes et enfants, tous se rassemblèrent pour écouter la réponse courte, trois mots en hébreu, mais trois mots qui suffirent à sauver le village du démantèlement et ses habitants du désespoir: “Behemshekh Habinyane Tina’hamou” : “En continuant la construction, vous serez consolés !”
Maintenant les ‘Hassidim avaient la maîtrise de leur avenir. Ils savaient ce qu’ils devaient faire. Construire! Le Rabbi avait dit de construire. La nuit même, ils tinrent une réunion pour concrétiser la volonté du Rabbi. Après une courte discussion, on décida de créer une école où des enfants défavorisés apprendraient les métiers de l’imprimerie. Là où le sang avait coulé sur les livres, une nouvelle école surgirait et de nouveaux livres seraient imprimés.
Dès le lendemain matin, tous les habitants du village s’étaient assemblés et avaient déblayé le terrain pour procéder à la fondation du nouveau bâtiment. La joie était de retour dans leurs gestes, dans leurs regards.
Sans attendre, les ‘Hassidim de Kfar ‘Habad avaient accompli la requête du Rabbi: sans l’aide de philanthropes ou d’organisations caritatives, ils avaient récolté 50.000 livres israéliennes et, un an après la tragédie, la construction avait été achevée.
Les trois mots du Rabbi avaient sauvé le village.

“ Yediot A’haronot ” - 5 mai 1957,
traduit par Feiga Lubecki