Raphaël et Tova Mordou habitaient Alexandrie au début du 20ème siècle. Malheureusement, les neuf(!) premiers enfants de ce couple ne vécurent que quelques semaines et il est inutile de décrire la tragédie que cela représentait. Lors de sa dixième grossesse, Mme Mordou reçut le conseil suivant du Rav de la communauté: elle devait garder le secret aussi longtemps que possible; par ailleurs son mari s’engagea à jeûner tous les lundis et jeudis jusqu’à la naissance de Sara. Celle-ci représentait la prunelle de leurs yeux.
Mme Mordou, une femme très intelligente, connaissait neuf langues et enseignait l’anglais dans un lycée chrétien; elle emmenait souvent sa fille avec elle et les “sœurs-professeurs” en profitaient pour instiller dans l’enfant leurs croyances et la convaincre que seule sa conversion au christianisme lui assurerait le bonheur et la sérénité.
C’est ainsi qu’en arrivant à l’âge adulte, Sara décida de sauter enfin le pas et de se convertir. Il est vraisemblable que sa mère s’y opposa au début mais elle aussi finit par se convertir.
Brisé par ces nouvelles, Raphaël prit le deuil de sa femme et de sa fille…

* * *

C’était alors la seconde guerre mondiale. La ville égyptienne d’Alexandrie grouillait de soldats de toutes nationalités. Un jour, Sara rencontra dans une église un soldat britannique, James; leur amitié fut encouragée par les prêtres locaux et James emmena Sara dans sa ville natale, Nottingham, en Angleterre, où ils se marièrent et fondèrent un foyer fondamentalement chrétien. Le père emmenait chaque soir ses filles prier à l’église et l’une d’entre elles, Sista, se distinguait par sa piété et son dévouement à la cause. Elle buvait avec avidité les paroles des missionnaires qui rendaient visite à ses parents et se promettait de vouer sa vie à l’expansion de la mission.
Cependant, un jour, sa sœur Margaret lui dit entre autres: “Aujourd’hui c’est la fête de Yom Kippour pour les Juifs!”. Sista était stupéfaite: elle savait qu’elle avait de la famille juive puisqu’un oncle de sa mère, Chmouel, qui habitait en Israël, leur envoyait chaque année une caisse d’oranges et de pamplemousses. Margaret avait remarqué que des Juifs se dirigeaient vers leur synagogue, alors que c’était un jour de semaine et elle leur avait demandé si une nouvelle guerre avait éclaté. On lui avait simplement répondu que ce jour était le plus saint de l’année juive, ce qui expliquait ce rassemblement.
De retour dans sa chambre, Sista n’arrivait pas à penser à autre chose: tous les Juifs se trouvent actuellement à la synagogue, et moi je reste à la maison ! Mais sa bonne éducation chrétienne reprit le dessus et ce n’est que quelques jours plus tard qu’elle décida de se rendre à la synagogue. Vêtue d’une robe noire et coiffée d’un voile comme une nonne, elle pénétra dans la synagogue. Bien entendu, sa présence ne passa pas inaperçue: l’un des fidèles lui dit qu’elle n’avait pas le droit d’entrer et on lui fit comprendre que les femmes priaient à l’étage, ce qu’elle ignorait. Même en haut, nul ne s’occupa d’elle, chacune trouvait cette intrusion étrange… Bien entendu, ce premier contact lui laissa une impression désagréable.
Sista continua à se consacrer à la religion de son père, mais intérieurement elle se sentait mal à l’aise.
L’oncle Chmouel rendit visite à la famille, proposa à Sista de se rendre en Israël mais elle refusa. Quelques semaines plus tard, l’oncle Chmouel lui envoya une Mezouza avec une lettre lui expliquant comment la fixer à sa porte, ce qu’elle fit avec une grande satisfaction. Chaque jour, elle embrassait la Mezouza qu’elle avait clouée à la porte de sa chambre, dans le monastère. Prise de doute, elle demanda cependant au prêtre si cela était permis; celui-ci, furieux, lui interdit de l’accrocher à la porte mais, par miracle, lui rendit la Mezouza qu’elle cacha alors dans sa table de nuit.
Cinq ans plus tard, Sista âgée maintenant de vingt-cinq ans, ressentait un grand vide: elle était toujours très occupée, mais, dans son cœur, elle priait le D.ieu d’Avraham, Isaac et Jacob de lui montrer la vérité. Cette année-là, un grand congrès international de missionnaires devait se tenir justement à Nottingham. Parmi eux, se trouvait une délégation venue de Norvège. Ces missionnaires, désireux de convertir des Juifs, s’étaient déguisés en Juifs orthodoxes. A l’aéroport, ils avaient rencontré des ‘Hassidim de Loubavitch qui leur avaient demandé, tout naturellement, où ils s’apprêtaient à passer Pessa’h et qui leur avaient donné l’adresse du centre Loubavitch à Londres. Ravis, les missionnaires s’y rendirent, mais n’entamèrent point de discussion là-bas: ils se contentèrent de prendre quelques brochures sur la fête qui arrivait bientôt. Cette année-là, Pessa’h commençait un samedi soir et le Rabbi avait demandé de publier des fascicules expliquant toutes les lois de la fête lorsqu’elle est fixée ainsi. Lors d’une conférence à ce congrès, un des missionnaires brandit cette brochure pour expliquer à ses collègues comment utiliser les fêtes des Juifs pour mieux les “persuader”. Sista sentit son cœur battre à tout rompre. Timidement, elle demanda à voir cette brochure: seule dans sa chambre, elle essaya de la lire mais n’y comprit rien, vu qu’elle n’avait aucune connaissance de base du judaïsme.
Cependant elle nota l’adresse au bas de la brochure et envoya une lettre au Centre Loubavitch de Londres…
L’histoire de Sista s’achevait, celle de Tova ne faisait que commencer: la route fut longue et ardue, mais Tova vit actuellement à Safed avec son mari ‘Hanania-Morde’haï ; sereine et apaisée, elle donne à ses enfants l’éducation juive qu’elle n’a acquise elle-même que tardivement.

Yehouda L. Zeitlin
traduit par Feiga Lubecki