C’est arrivé il y a presque quarante ans. Rav ‘Haïm I. Dreizin de San Francisco reçut un appel d’une synagogue libérale de Sacramento : «Nous voulons que les enfants aient l’expérience d’un vrai Chabbat ‘hassidique. Pouvez-vous passer un Chabbat dans notre colonie de vacances ? ” Il accepta à trois conditions : qu’il n’y ait aucune profanation du Chabbat en public, que ce soit lui-même qui s’occupe de la nourriture, qu’on érige une «Me’hitsa», une séparation entre les garçons et les filles durant la prière comme il est de coutume dans toute synagogue traditionnelle.
Tout ceci lui fut accordé et il demanda donc à Rav Avraham Levitansky et moi-même de l’accompagner. L’idée nous plaisait beaucoup : montrer à une centaine d’adolescents comment apprécier un Chabbat authentique !
Le problème était que nous avions d’autres obligations le vendredi matin et la seule solution était de prendre l’avion de Los Angeles à Sacramento à 15h pour arriver à 17h. De là, un chauffeur, Jack, nous conduirait vers le site de la colonie de vacances, à environ quarante minutes de l’aéroport, ce qui nous permettrait d’arriver à temps avant Chabbat.
Mais «l’homme propose et D.ieu rit», affirme le proverbe…
Dès notre arrivée, nous avons demandé à Jack combien de temps prendrait la route jusqu’à la colonie : «Environ deux heures, normalement !»
- Que veut dire «normalement» ?
- Voilà. Nous devons d’abord passer chez moi changer de voiture car celle-ci n’est pas adaptée, ce qui rajoutera une demi-heure…
- Pas question ! s’écria Rav, mieux valait selon lui voyager durant deux heures de façon aussi inconfortable plutôt que de risquer de perdre encore une demi-heure.
Nous avons encouragé Jack à rouler aussi vite que le permettait la législation mais, sous l’emprise du stress, il manqua la bonne sortie d’autoroute puis se retrouva coincé sur un chemin de campagne.
Chabbat serait là dans une demi-heure et il était évident que nous ne pourrions pas arriver à destination dans les temps. Nous avons discuté entre nous : frapper à n’importe quelle porte d’une des maisons disséminées dans la forêt ou carrément dormir dans la forêt et passer Chabbat à côté de la voiture ?
- Non ! Vous n’y pensez pas sérieusement ! s’exclama Jack.
- Mais si ! Il n’est pas question que nous voyagions durant Chabbat !
- Je ne comprends pas ! Une centaine d’enfants vous attendent ! Ils ont envie de passer Chabbat avec vous ! Juste une demi-heure de route et vous pourrez passer vingt-trois heures et demi de Chabbat avec eux ! Mais ainsi, ils n’auront rien !
- Ecoutez Jack : on nous a appelés pour un Chabbat car on sait ce que Chabbat représente pour nous. Si nous le mettions entre parenthèses même pour une demi-heure, tout le message donné aux enfants serait faussé ! Exactement deux minutes avant Chabbat, nous avons enjoint à Jack de s’arrêter à Auburn, derrière une station d’essence. Nous avons sorti de sa voiture trois livres de prières, des ‘Hallot, du vin et nos châles de prière et les responsables de la station nous permirent de laisser la voiture garée sur place pendant vingt-quatre heures.
Jack voulut téléphoner à la colonie pour leur annoncer que nous étions coincés mais nous l’en avons découragé : «C’est déjà Chabbat ! Puisque nous sommes ensemble tous les trois, passons Chabbat comme il convient !»
Et nous avons entamé la prière tous les trois, en chantant et en dansant. Jack était fasciné. Soudain, il pâlit : il avait reconnu la mélodie de «Le’ha Dodi», telle que la chantait son grand-père ! A partir de ce moment, il entra dans le jeu.
Pour Kiddouch, nous disposions de vin mais pas de verres. Et les bouteilles américaines sont de taille impressionnante. Il fallait en boire plus de la moitié ! Ce que nous avons fait à nous trois : boire plus d’un litre de vin puisqu’il faut boire la moitié du «verre» !
Le repas fut royal : ‘Halla et vin, vin et ‘Halla. Rien d’autre, si ce n’est des chants.
Dormir. Pas question de dormir dans la voiture, de toute manière trop petite pour nous trois. Le motel de l’autre côté de la route ne pouvait pas nous accepter car nous ne pouvions pas porter d’argent sur nous.
Au commissariat de police, on nous annonça avec regret qu’il n’y avait pas de place dans les cellules ni même dans la prison… Les policiers nous aidèrent néanmoins à trouver une chambre… au-dessus d’un bar louche. Nous étions épuisés mais Jack avait des tonnes de questions à nous poser sur Chabbat et tant d’autres sujets.
Au milieu de la nuit, un vagabond éméché tambourina à notre porte : «Mon rasoir ! Vous avez volé mon rasoir !»
On peut nous accuser de beaucoup de choses mais je jure (ainsi que Rav Levitansky qui, en racontant cela, caressait sa longue barbe) que nous n’avons jamais volé le rasoir de qui que ce soit ! 
Bref la nuit ne fut pas de tout repos… Au matin, nous avons quitté la chambre et avons traversé la ville.Mais il s’avéra qu’il n’y avait pas un seul Juif à Auburn.
En arrivant à la station d’essence, nous eûmes un choc : toutes nos affaires avaient disparu, à part un petit morceau de ‘Halla. Passe encore pour la nourriture : mais qui avait pu voler nos livres de prières ? Et c’était le dernier Chabbat du mois, quand il faut lire tout le livre de Psaumes ! Heureusement, à nous deux, nous le connaissions presque entièrement par cœur, ainsi que la prière du Chabbat.
En guise de repas, nous nous sommes partagés à trois le morceau de ‘Halla. Nous avons passé la journée à tenter de trouver d’autres Juifs mais sans succès.
Tard dans la nuit, nous avons enfin atteint la colonie de vacances. Les enfants étaient si heureux de nous voir, sachant à combien de sacrifices nous avions été obligés de consentir ! Nous leur avons raconté l’histoire d’enfants juifs enrôlés dans l’armée tsariste qui avaient refusé de profaner le Chabbat et les adolescents buvaient littéralement nos paroles. Jack remarqua alors : «Moi je leur ai enseigné ce que je savais du judaïsme mais je n’y croyais pas. Mais vous, vous enseignez rien que par l’exemple que vous donnez parce que vous y croyez ! Et quelle différence ! Ils vous écouteraient ainsi toute la nuit !»
Effectivement, ils en redemandaient ! Rav Levitansky se mit alors à chanter à tue-tête une comptine pour les enfants du jardin d’enfants, quelque chose comme : «Tous les animaux que je mange doivent ruminer et avoir le sabot fendu. Tous les autres ne m’intéressent pas. Je suis un Juif et je ne transige pas ! Je ne veux manger que de la viande cachère !» Et les adolescents reprirent le chant en chœur, deux fois, dix fois, quinze fois…
Le lendemain, nous repartîmes, tandis que les ados dormaient encore. A quoi tout cela avait-il servi ? me demandai-je.

* * *

Quinze ans plus tard…
Je passai un Chabbat à Park City, un endroit où il n’y avait pas de magasin cachère. Les jeunes mariés qui nous accompagnaient annoncèrent fièrement qu’ils mangeaient cachère. Comme je leur demandai ce qui les motivait, la jeune femme raconta qu’un jour, elle avait passé des vacances dans une colonie libérale et que des rabbins avaient dû passer tout un Chabbat dans une station service et n’étaient venus que le samedi soir. Ils avaient chanté : «Je ne veux manger que de la viande cachère» et cela l’avait marquée : depuis ce jour, elle avait décidé de ne manger que cachère !
Oui, nous avions peut-être eu plus d’impact sur ces jeunes en passant Chabbat dans une station d’essence que si nous avions passé tout Chabbat avec eux !

Rav Moché Y. Engel, Long Beach Caroline
N’shei Chabad Newsletter
Traduit par Feiga Lubecki