L’année 5687 (1937) fut une année noire dans le combat qui opposait le gouvernement russe communiste au judaïsme actif. Les hommes de la Yevisekzia (la division juive du KGB, le service secret tant redouté) cherchaient par tous les moyens à éteindre la flamme du judaïsme. Leur moyen favori était l’encouragement de la délation : de nombreux espions étaient introduits dans tous les milieux, semant la terreur dans les cœurs.

Dans la ville de Koutaïssi, en Georgie, habitait un jeune homme qui avait été un des meilleurs étudiants de la Yechiva Tom’heï Tmimim récemment établie dans cette contrée d’Asie Centrale. Il avait la fonction de ‘Hazane (chantre) dans la synagogue séfarade et on l’appelait ‘Ha’ham, le maître. Quand le gouvernement avait fait fermer la Yechiva, il avait décidé d’enseigner la Torah clandestinement aux jeunes enfants, sachant très bien qu’ainsi, il mettait vraiment sa vie en danger.

Bien vite, il reçut avec effroi l’ordre de se présenter dans les bureaux du NKVD. On l’interrogea cruellement mais devant ses réponses évasives et inoffensives, l’interrogateur décida de le déstabiliser en lui demandant à brûle-pourpoint :
- Qui te paie pour enseigner aux enfants ?
Sans se départir de son flegme, il répondit innocemment :
- Des enfants ? Quels enfants ? Payer ? Moi ? Qui est intéressé à donner une instruction à ses enfants ?
- S’il en est ainsi, rétorqua l’interrogateur, pourquoi visites-tu certaines maisons chaque jour à heure fixe – si ce n’est pour enseigner aux enfants ?
- Les gens m’appellent pour enlever le «Ayine Hara», le mauvais œil !
L’interrogateur éclata de rire :
- J’espère au moins que tu es efficace !
- On ne peut pas savoir, répliqua le ‘Hassid, pensif. Chaque cas est spécial. On me paie et on me demande de revenir. Ce n’est pas mon problème de savoir si c’est efficace ou non !

Il s’était préparé pour cela et il continua de jouer au simplet tout en évitant soigneusement les questions pièges. Les interrogateurs ne le lâchaient pas et le bombardaient de questions, tentant de lui extorquer une confession. Cependant, le ‘Hassid se montrait coriace et ils lui demandèrent de quitter la pièce pour qu’ils puissent débattre de son cas.

Continuant de jouer le simplet, il se dirigea droit vers la sortie. Le garde l’arrêta mais le ‘Hassid expliqua calmement qu’on lui avait demandé de partir. Certain que nul ne quittait la salle des interrogatoires sans permission, le garde le laissa partir.

Conscient que revenir à la maison était dangereux puisqu’une battue serait bien vite organisée pour le retrouver, l’homme se rendit chez un ami pour quelques jours puis il alla directement à Rostov où il espérait pouvoir demander conseil et bénédiction à Rabbi Yossef Its’hak Schneersohn, le précédent Rabbi de Loubavitch.

- Le Rabbi a été arrêté ! lui annoncèrent les ‘Hassidim, désespérés. Il a été envoyé en exil à Kostroma !

Sans hésiter, le ‘Hassid prit le train pour cette ville et, après bien des efforts, reçut la permission d’entrer en Ye’hidout, en entrevue privée. Là, le Rabbi lui donna des instructions curieuses : Allez à Moscou, rencontrez-y certains ‘Hassidim qui possèdent des permis légaux pour acheter de la marchandise ; essayez d’obtenir vous aussi un tel document à votre nom puis retournez à Koutaïssi, présentez-vous au NKVD ! Racontez-leur que vous avez compris lors de leur interrogatoire qu’ils n’étaient pas contents de vos méthodes pour gagner votre vie et que vous avez donc décidé de vous lancer dans les affaires : c’est pour cela que vous avez quitté précipitamment la ville : pour acheter de la marchandise.

Rabbi Yossef Its’hak lui donna alors une lettre adressée au ‘Hassid Reb Barou’h Chalom pour qu’il le mette en rapport avec les hommes d’affaires. Il avisait ce ‘Hassid de détruire immédiatement le papier après l’avoir lu.

Après Chabbat, le jeune ‘Hassid se rendit à Moscou. La gare était noire de monde et truffée d’agents secrets du NKVD, ce qui impliquait de prendre un surcroit de précautions pour passer inaperçu. Le ‘Hassid prit le premier bus venu et s’assit à côté d’un vieil homme à la barbe blanche. Les deux hommes s’examinèrent discrètement l’un l’autre pour s’assurer qu’ils étaient bien tous deux des ‘Hassidim puis le plus âgé demanda : «D’où vient un Juif ?»
- Kostroma ! répondit le plus jeune, ce qui remplit de joie son interlocuteur. Peut-être connaissez-vous Reb Barou’h Chalom ? demanda-t-il à son tour.
- C’est moi-même !

Le vieux ‘Hassid l’emmena chez lui, lui demanda des nouvelles du Rabbi ; après avoir lu la lettre que le Rabbi lui adressait, il la brûla conformément à sa recommandation. Quant au jeune homme, il était stupéfait d’avoir ainsi trouvé immédiatement son interlocuteur dans cette grande ville où il ne connaissait personne : sa joie était d’autant plus grande que Reb Barou’h Chalom déclara qu’il ne voyageait jamais avant la prière de Chaharit mais, ce jour-là, il s’était réveillé avec une envie inexplicable de se rendre à la gare. «Comme les voies de D.ieu sont merveilleuses, s’écria le jeune homme. Quand on voyage avec les forces du Rabbi, les miracles sont monnaie courante !»

Le lendemain, l’homme participa à une joyeuse réunion ‘hassidique durant laquelle il donna des nouvelles du Rabbi (qui devait être miraculeusement libéré d’exil quelques semaines plus tard).

Maintenant qu’il avait été en contact avec les gens qu’il fallait et qu’il était en possession des papiers nécessaires, il retourna à Koutaïssi. Dès qu’il arriva, il informa sa famille que, bien qu’il fût recherché, il n’avait nullement l’intention de se cacher mais qu’au contraire, il allait directement se présenter au bureau du NKVD. Ses parents le supplièrent de reprendre ses esprits mais il avait confiance dans la directive du Rabbi. Le même gardien qui l’avait laissé sortir la première fois le reconnut, le saisit et l’amena au bureau des interrogatoires : «Vous n’étiez pas content que cet homme soit parti, voyez, il est revenu de lui-même !»

Le ‘Hassid fut immédiatement bombardé de questions : «Pourquoi avais-tu pris la fuite ?»
- Je ne me suis pas enfui, vous m’aviez dit de sortir ! De toute manière, qui peut vous échapper ?
- Et où étais-tu pendant ce temps ?
- Vous n’étiez pas content de ma façon de gagner ma vie et voici les papiers prouvant que j’ai trouvé une autre occupation !
- Parfait, s’exclama l’officier en charge de son dossier. Tu as bien fait de ne pas être un ‘Ha’ham et de choisir les affaires. Mais si tu veux écouter mon conseil, laisse tomber les affaires et deviens ouvrier ! En tous cas, tu as bien fait de te présenter de toi-même car si nous t’avions trouvé, tu aurais été condamné à dix ans en Sibérie !

Chaque année, le 12 et le 13 Tamouz, le ‘Hassid célébrait sa libération les mêmes jours que son Rabbi dont il avait si heureusement suivi les directives.

Pniné Hakéter – A Chassidisher Derher
Traduit par Feiga Lubecki