Quand le jeune Bar Mitsva fut appelé à la Torah le jour de ses treize ans, on pouvait presque palper l’émotion qui étreignait sa famille. Rav Yossef Liberow, émissaire du Rabbi en Colombie (précisément dans la ville de Barranquilla), avait été invité à cet événement à deux heures de route, dans la ville de Pereira. Là, la communauté n’était pas très structurée et on avait donc fait appel à lui pour présider à la fête et diriger le jeune garçon. Mais Rav Yossef ressentait que l’émotion avait une origine bien particulière. Ce qui fut confirmé au cours du repas qui suivit la petite cérémonie.
De fait, tout avait commencé il y avait plus de soixante ans. L’arrière grand-père du jeune garçon était un Cohen d’origine séfarade qui s’appelait Kohn. Avec sa femme, il habitait une petite ville d’Allemagne dans laquelle ne vivaient que quinze familles juives. Mais M. Kohn s’occupait de la synagogue dans laquelle il avait déposé un Séfer Torah qu’il avait fait écrire à ses frais.
Avec la montée du nazisme et à l’approche de la Seconde Guerre Mondiale, M. Kohn avait compri qu’il devait quitter le pays le plus rapidement possible. Il n’avait ni le temps ni la possibilité matérielle d’emporter le Séfer Torah et il avait décidé de le confier là où on s’y attendait le moins : dans une maison de convalescence tenue par l’église locale. Certainement les Nazis n’iraient pas chercher là-bas un rouleau de la Torah ! Le jour venu, dit M. Kohn aux bonnes sœurs qui avaient accepté de l’aider, après la guerre, «je reviendrai chercher le Séfer Torah !»
Après bien des péripéties, toute la famille était arrivé en Colombie. Elle s’était installée d’abord à Bogota puis à Pereira et, quelques années le plus tard, l’arrière grand-père était décédé. Il n’avait laissé aucune instruction particulière et le Séfer Torah avait été oublié de tous.
Les enfants et petits-enfants se lancèrent dans les affaires et construisirent une papeterie. L’usine prospéra, se développa et procura à ses propriétaires des profits confortables.
Il y a douze ans, un des petits-fils – appelons-le Moché – se rendit en Allemagne pour y acquérir des machines perfectionnées pour l’usine familiale. Avec son épouse, il décida de profiter de ce voyage pour retrouver ses racines dans le pays de son grand-père.
Lors des négociations avec la directrice commerciale de l’usine, Moché raconta en passant son origine allemande et son intention de visiter la ville de ses grands-parents. Quand il mentionna le nom de la ville, la directrice commerciale s’exclama : «Comme c’est curieux ! Un de nos ouvriers en est justement originaire !». Elle le fit appeler et lui annonça : «Demain, ne venez pas travailler ! Vous emmènerez ce couple d’Américains et vous lui ferez visiter votre ville !»
Effectivement, le lendemain, tous trois se rendirent dans la ville d’origine des grands-parents de Moché et «le guide» amena le couple devant la maison dont l’adresse correspondait à celle des grands-parents. Ils s’arrêtèrent pour contempler l’immeuble. Un des voisins les remarqua, de derrière ses rideaux. Malgré son âge avancé, cet homme avait encore l’œil vif et il demanda aux deux touristes qui ils étaient pour s’intéresser à cette maison. Moché expliqua qu’il était le petit-fils de M. Kohn. Ravi, le voisin raconta qu’il se souvenait très bien de la famille Kohn et qu’il possédait même des photos de ses voisins d’avant guerre.
L’homme invita Moché, son épouse et l’ouvrier à entrer chez lui. Il retrouva les photos qu’il leur montra fièrement car dans sa jeunesse, il avait été photographe : «Quelle chance que vous soyez arrivés aujourd’hui ajouta-t-il car demain, je ne serai plus là puisque j’ai été admis dans une maison de retraite !»
Après une conversation aussi chaleureuse qu’inattendue, le photographe demanda à Moché son adresse et son numéro de téléphone, au cas où…
Neuf ans passèrent après cette rencontre émouvante. 
Il y a trois ans, Moché reçut un coup de téléphone du vieux photographe. Oui, il était encore bien vivant et avait gardé toute sa tête : «J’ai du neuf à vous annoncer !» s’écria-t-il triomphalement. 
«Savez-vous que votre grand-père avait confié un Séfer Torah à la maison de convalescence de l’église locale ? Voilà ! Il y a quelques semaines, le plancher du grenier de cette vieille maison s’est effondré et, parmi les objets qui tombèrent, il y avait ce Sefer Torah de votre grand-père. Je ne l’aurais jamais su si cela n’avait pas été mentionné dans un entrefilet quelques jours plus tard dans le journal de la ville. Moi, je le lis chaque jour très attentivement : une des bonnes sœurs racontait que, quelques années auparavant, leur doyenne s’était éteinte. Juste avant sa mort, elle avait parlé du Séfer Torah qu’un Juif avait confié à son institution à la vieille de la guerre, un Juif du nom de Kohn. «Quelqu’un connaît-il cet homme ou un de ses descendants ?» concluait l’entrefilet. Or moi, je connaissais justement vos grands-parents et, grâce à votre visite il y a trois ans, je connaissais aussi votre adresse et votre numéro de téléphone et c’est pour cela que je vous contacte !»
A l’autre bout du fil, Moché écoutait, stupéfait. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se retrouver en Allemagne où, lors d’une cérémonie officielle joyeuse et émouvante à la fois, l’ancien Séfer Torah lui fut rendu dans le cadre de la mairie et devant les caméras de la presse locale et… sous l’objectif du vieux photographe !
Le Séfer Torah fut d’abord apporté aux Etats-Unis. Un scribe qualifié entreprit de le vérifier : il s’avéra «Passoul», nécessitant de nombreuses corrections.
Mais ce matin-là, la première fois que le Séfer Torah fut à nouveau utilisé, ce fut à l’occasion de la Bar Mitsva de l’arrière petit-fils de M. Kohn… Certainement, de là où se trouvait maintenant l’âme de M. Kohn, elle assistait avec émotion à cette transmission filiale, garante de l’éternité du peuple juif et de sa Torah.
La boucle était bouclée.

Zalman Ruderman
Sichat Hachavoua
traduit par Feiga Lubecki