Avant de devenir le fondateur du hassidisme, Rabbi Israël Baal Chem Tov se présentait comme un simple homme du peuple.

 À cette époque. les pogroms perpétrés par Khmielnitski et ses cosaques étaient encore tout frais dans la mémoire des communautés juives d'Europe Centrale. Chaque famille pouvait raconter les horreurs qu'avaient subies ses aïeux, et leur souvenir était en chacun une plaie encore toute vive. La seule évocation de ces terribles événements jetait l'effroi sur ceux qui écoutaient .
A cette époque aussi, des prédicateurs itinérants ou Maguidim allaient de ville en ville pour renforcer, par leurs discours, les communautés juives dans leur pratique des commandements divins.
 On pouvait distinguer deux sortes de Maguidim :
 Ceux qui illustraient leurs discours de citations et de récits de nos Sages insistant sur la grandeur de la foi juive, de la confiance en Dieu ainsi que de l'importance de s'attacher à son Créateur, même dans les plus grandes épreuves. Ils suscitaient ainsi chez leurs auditeurs un profond attachement à D.ieu. et apportaient un réconfort appréciable à leur existence souvent difficile
D'autres Maguidim haranguaient les foules en proférant de sévères reproches et terrorisaient leur assistance en insistant sur la gravité du péché. et en décrivant avec force détails les terribles punitions qu'encourait le pécheur. Ils décrivaient, dans leurs harangues. un D.ieu vengeur et jaloux Qui infligeait d'affreuses souffrances à ceux qui avaient fauté, quelle que soit l'ampleur de leur faute. Le verset : « L'Éternel a fait en sorte qu'on Le craigne" ». ainsi que d'autres versets et citations talmudiques de cette sorte, constituaient le ciment de leurs discours. Il arrivait même que. dans leur élan oratoire, ils profèrent des malédictions envers les fidèles, affirmant que s'ils transgressaient tel ou tel commandement divin, toutes sortes de punitions seraient déversées sur eux. Naturellement, de tels discours jetaient l'effroi et le découragement sur l'assistance terrorisée.
 Les Maguidim étaient en général des hommes pieux et érudits, qui recherchaient le bien des Juifs. Ils espéraient les inciter par leurs discours à améliorer leur comportement, mais ne trouvaient pas toujours les mots pour cela. Malheureusement, leur énumération des punitions qui attendent les pécheurs avait implanté. dans l'esprit des Juifs et des Juives les plus simples. l'image d'un Créateur sans pitié ni bonté, d'un D.ieu jaloux qui punit. et se venge du Juif égaré.
 Dans une certaine mesure, le caractère de chaque Maguid transparaissait dans son discours. Lorsque celui-ci était d'une nature douce et charitable, il était capable d'exprimer les notions de morale les plus dures avec finesse et compassion. Lorsqu'en revanche, celui-ci était d'une nature rigoureuse, ses discours étaient cassants et agressifs. Chacun de ses mots était blessant voire incendiaire et proféré dans un ton menaçant.

 En ces temps-là. le Baal Chem Tov et ses condisciples se présentaient comme de simples Juifs lors des visites qu'ils rendaient aux villages. Là-bas, ils trouvaient des petites communautés composées généralement de Juifs ignorants. mais qui pratiquaient leur judaïsme avec ferveur. Le but de ces visites était de discuter avec ces villageois pour les renforcer dans leur service de D.ieu.
Au cours de leurs voyages, le Baal Chem Tov et ses compagnons arrivèrent dans un petit village dont la plupart des habitants étaient des paysans et des artisans juifs dont la condition sociale n'avait malheureusement pas permis d'acquérir une grande érudition. Ces Juifs savaient à peine lire les prières et les psaumes sans en comprendre le sens. En revanche. c'était des Juifs sincères et servant D.ieu avec dévotion. Malgré leur dur labeur, ils se levaient tous les jours de la semaine avant l'aube pour faire précéder leur prière du matin de la lecture de tout le livre des Psaumes". Ils se rassemblaient aussi à la fin de la journée pour prononcer les prières de l'après-midi et du soir en communauté. Le Chabbath. ils lisaient une seconde fois le livre des Psaumes dans l'après-midi. De temps à autre, quelqu'un leur traduisait un verset du Pentateuque ou leur dispensait un enseignement des Maximes des Pères'.
Le comportement de tels Juifs était, pour le Baal Chem Tov. la source d'une immense satisfaction. Leur ferveur, leur dévotion, et aussi leur vie familiale pure et harmonieuse le remplissaient de joie.

À cette époque. le Baal Chem Tov se présentait comme un couturier ou un savetier ambulant. Ces tenues lui permettaient de se mêler à la foule sans éveiller de soupçon. Ainsi, il pouvait prêter l'oreille aux problèmes rencontrés par les villageois dans leur vie quotidienne, et s'intéresser à l'éducation de leurs enfants. Il leur inculquait, lorsque l'occasion se présentait. les bases élémentaires du judaïsme. souvent difficiles à acquérir dans ces communautés d'ignorants.
 C'était l'été. Le Baal Chem Tov et ses amis séjournèrent pendant plusieurs jours dans ce village, pendant lesquels ils purent mesurer la profonde inquiétude de ses habitants. En effet. cet été fut particulièrement chaud .et la sécheresse frappait durement les champs et les vergers aux alentours. Le village risquait de traverser une terrible année de famine si la pluie ne venait pas.
 Le Baal Chem Tov décida alors de prolonger son séjour. Les craintes et les soupirs des villageois l'avaient profondément touché. et ses amis et lui avaient organisé une journée de prière pour tenter d'éveiller la miséricorde divine envers ces Juifs.
 Le jour dit, un certain nombre d'autres, condisciples du Baal Chem Tov arrivèrent au village et, tous ensemble. ils implorèrent l'Éternel d'envoyer une pluie salvatrice sur les champs aux alentours. Leurs efforts furent couronnés de succès : des nuages se rassemblèrent au-dessus du village, et une pluie abondante se répandit sur le village et les terres avoisinantes.
 Les habitants du village rayonnaient de joie. et un profond sentiment de reconnaissance envers le Créateur remplissait les coeurs. A leur retour des champs. les paysans annoncèrent que la pluie avait littéralement ressuscité les récoltes. Tous, petits et grands. hommes et femmes, parlaient du miracle qu'ils venaient de vivre, et adressaient des louanges à D.ieu.
On était jeudi soir. Les responsables communautaires décidèrent que le Chabbath qui arrivait serait un jour de fête. Ils diraient ce jour-là le livre des Psaumes à trois reprises, et tous étaient tenus de participer à la troisième lecture, instituée en l'honneur de la bénédiction divine qu'avait méritée la communauté. De plus, pour le troisième repas du Chabbath. les femmes devaient confectionner une friandise dont elles avaient le secret, qui serait distribuée aux enfants afin d'éveiller leur attention sur l'événement que l'on venait de vivre. A cette occasion, on leur relaterait les bienfaits de D.ieu envers le peuple juif.
 Lorsque le Baal Chem Tov et ses amis virent la joie débordante des villageois et leur gratitude envers D.ieu. ils décidèrent de passer le Chabbath dans le village pour participer aux saintes festivités qui étaient annoncées.
À l'aube du vendredi. un Maguid arriva au village. Dès son arrivée, il dirigea ses pas vers le président de la communauté pour lui demander la permission de prononcer un discours devant toute la communauté pendant Chabbath. D'après les lettres de recommandations qu'il faisait valoir, il était expert en sa matière, et ses dons exceptionnels pouvaient tirer des larmes de l'assistance en quelques instants. Ses discours garantissaient un retour vers Dieu de ceux qui les écoutaient.
 Le président de la communauté était un Juif simple mais fervent et sincère. Il reçut donc le Maguid avec déférence, et lui expliqua que. ce Chabbath. avaient été instituées un certain nombre de manifestations communautaires pour marquer leur gratitude envers leur Créateur pour la pluie qu'Il leur avait prodiguée. De ce fait, le temps propice à son discours était déjà réservé à la troisième lecture du livre de Psaumes.
 Lorsque le Maguid entendit ces paroles. il insulta le président qui méprisait la sainte Thora en ne faisant pas honneur comme il se devait à un érudit de sa valeur. Comment pouvait-on répondre à un érudit comme lui qu'il ne restait pas de temps pour écouter sa harangue ? On avait bien le temps pour manger des bons petits plats et pour se prélasser dans son lit. mais on n'avait pas le temps d'écouter des paroles de Thora et de morale ! L'enfer serait trop petit pour eux ! El il poursuivit par un déluge de malédictions qu'il déversa sur le président et sa communauté. Le président. terrorisé par ses paroles. se confondit en excuses et obtint à grand peine du Maguid qu'il l'accompagne chez le Rav de la communauté pour discuter avec lui d'un moment propice à son discours.
 Le Maguid objecta cependant que. selon les règles instituées par les anciens. lorsqu'un Maguid arrivait dans un village, il devait s'adresser au responsable communautaire pour lui demander la permission de discourir, mais il n'avait aucune obligation de se rendre chez le Rav. Un simple Maguid attendait généralement que le Rav lui envoie d'honorables émissaires pour l'inviter chez lui. Mais un Maguid de son niveau d'érudition devait attendre que le Ray lui-même se déplace pour le prier de l'honorer de sa présence.
 Le président alla voir le Rav pour lui raconter ce qui s'était passé. Le Ray, qui était un homme humble et modeste, répondit simplement : « Il est évident que le respect de notre sainte Thora et des érudits prime tout autre chose. Cela est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit d'un érudit tel que ce Maguid qui. par ses discours de morale, fait mériter de nombreux Juifs. et qui donne sa vie pour sa mission. C'est donc avec joie que je vais aller à sa rencontre ! ».
Le Maguid avait élu résidence dans la demeure du gardien de la maison d'étude. Sur son chemin en direction du village. le Maguid avait pensé qu'il fallait qu'il trouve un homme qui pourrait l'introduire chez le responsable communautaire, et qu'il pourrait utiliser pour diverses missions. Il avait conclu que le gardien de la maison d'étude était l'homme adéquat. Il s'installerait donc chez lui dans un premier temps, en attendant la suite des événements.
Lorsque le président de la communauté, accompagné du Ray. entra dans la chambre du Maguid. celui-ci fut rempli de satisfaction. Une discussion talmudique s'engagea entre le Maguid et le Rav, qui fut vite convaincu du niveau d'érudition du Maguid.
Le président. qui se tenait de côté, écoutait respectueusement leurs propos malgré le peu de compréhension qu'il en avait.
A l'issue de la discussion, il fut décidé que le Maguid ferait son discours entre k troisième repas' du Chabbath et la prière du soir"'. Le Ray invita alors le Maguid à prendre chez lui son petit-déjeuner. au cours duquel ils dissertèrent sur différents sujets talmudiques avec animation.
La nouvelle se répandit dans la ville comme une traînée de poudre : un Maguid célèbre pour son érudition et sa sainteté, et soucieux du bien des Juifs était arrivé dans le village. Celui-ci prononcerait un discours Chabbath. après le troisième repas. dans la grande maison d'étude, et tous étaient tenus d'y assister.
Les femmes du village prirent à coeur les instructions données pour ce Chabbath de remerciement à Dieu. De plus. elles prirent la décision de rajouter une lumière à celle qu'elles avaient l'habitude d'allumer chaque vendredi soir à la synagogue.
Ce Chabbath fut accueilli avec une joie particulière, notamment provoquée par la grande lumière qui était diffusée par les multiples bougies allumées par les femmes dans la synagogue. Cette joie se prolongea par le repas du Chabbath accompagné de chants et de louanges à D.ieu, la lecture des psaumes tôt le matin, la prière du matin où retentirent de ferventes bénédictions, la seconde lecture des psaumes et. enfin, la distribution de friandises aux enfants que l'on rassembla pour leur conter les miracles de l'Éternel.
L'exaltation et le profond sentiment de reconnaissance envers D.ieu, qui se lisaient sur les visages, firent une grande impression au Baal Chem Tov et à ses condisciples. Ils rendirent grâce au Créateur de leur avoir permis d'assister à un tel événement. Le moment du discours du Maguid arriva. Tous les habitants du village se pressèrent vers la maison d'étude.
Le Maguid monta sur l'estrade, et commença ses propos en énumérant les sept punitions citées dans les Maximes des Pères" qu'il prit soin de traduire dans un Yiddish populaire accessible à tous. L'effet fin immédiat : l'assistance éclata en sanglots. Le Maguid parlait sèchement, à haute voix, et sur un ton rempli de colère. Il se mit à reprocher aux Juifs de la communauté leur manque de ferveur dans leur service divin, et leur promit que D.ieu les punirait pour cela. Il leur enverrait d'abord la famine produite par la destruction de leurs récoltes puis. Il se tournerait vers leurs familles.
Les gens du village redoublèrent leurs larmes. Tous, hommes, femmes, enfants. vieillards, pleuraient amèrement. Le Maguid continua de plus belle. Dieu verserait leur sang : d'abord celui de leurs enfants puis le leur. Il laisserait des veuves et des orphelins sans défense comme lors des massacres de Klimielnitski et ses troupes. À ces mots, des cris de détresse s'élevèrent de la foule, et de nombreux assistants perdirent connaissance.
Le tumulte atteignit son paroxysme dans la salle. Le Baal Chem Tov monta alors sur une table, et s'adressa au Maguid d'une voix suffisamment forte pour qu'elle se fasse entendre :
 « Rabbi ! Le Midrash affirme que D.ieu a  si l'on peut dire. demandé à Moïse de Lui faire des reproches. Pourquoi êtes-vous en train de faire la morale aux habitants de ce village sur leur manque d'attachement au Tout-Puissant ? Ils ont eux aussi, si l'on peut dire, fait des reproches à leur Créateur Qui n'avait pas pitié de Ses enfants et de Son peuple qui souffrait de la sécheresse. Puisqu'Il les a finalement pris en pitié. et qu'Il leur a envoyé une pluie salvatrice, leur attachement à Lui va sûrement se renforcer ! »
« Il a raison ! » s'exclama l'assistance tout entière qui entama sur le champ la prière du soir.