Une existence sans honte et sans humiliation

     Mon fils, que D.ieu lui accorde de longs jours et de bonnes années, vient de partir d’ici. Puisse D.ieu faire qu’il soit en bonne santé et qu’il connaisse le succès. Il est très fatigué, mais, malgré cela, il a emporté beaucoup de travail à la maison. Depuis, son enfance, il s’est toujours consacré à l’étude de la Torah. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu une seule fois perdre son temps, sans rien faire.

     D.ieu merci, je conçois de lui beaucoup de satisfaction. Il est véritablement un grand homme et il possède une âme pure. Il fait beaucoup pour moi et je considère que c’est un mérite qui m’est ainsi accordé, après tous les malheurs que j’ai vécus. Il y a de nombreuses choses que je ne peux pas lui dire, car à quoi bon ?

     Je(331) me souviens comment mon mari, dont la mémoire est une bénédiction, disait, avec tant d’émotion, dans la bénédiction du nouveau mois(332), les mots : « une existence sans honte et sans humiliation ». En effet, lorsqu’il y eut enfin dix personnes qui pouvaient se réunir pour la prière, il disait également cette phrase, bien que, chez lui, il ne la disait pas.

     J’ai remarqué ceci. Dans cette bénédiction sont également formulées d’autres requêtes, dont il avait alors un réel besoin. Mais, pour aucune de ces requêtes il n’éprouvait une émotion aussi intense que celle qui était la sienne, quand il disait la phrase que j’ai indiquée ci-dessus. Il semble que son contenu était particulièrement douloureux pour lui.

La solitude qui tempère la joie

     Ce 28 Tévet, j’ai eu soixante-treize ans(333). En outre, c’est en ce jour que j’ai obtenu la citoyenneté américaine. Ces deux événements auraient pu susciter ma joie, mais il se trouve que je ressens très profondément la solitude. Hé bien, D.ieu merci, je suis parvenue à cela !

     Mon fils, que D.ieu lui accorde une longue vie, m’a souhaité tout le bien, à cette occasion. Mon autre fils(334), que je n’ai pas vu depuis vingt-quatre ans, ce qui n’est pas chose aisée non plus, m’a envoyé un télégramme(335). Celui-ci était signé par son épouse(336) et par sa fille(337), que, bien entendu, je ne connais pas.

Parchat A’hareï, 15 Chevat 5713(338),

Deux moyens de priver de liberté

     Sans que je le veuille, des pensées du passé me traversent l’esprit. De fait, on dit qu’il est interdit de commettre une faute, y compris par la pensée. Le 15 Chevat vient de passer(339) et ce jour évoque en moi de nombreux souvenirs, des événements qu’il m’est impossible d’oublier et, de ce fait, la perte(340) est peut-être encore plus clairement ressentie. Je me rappelle comment mon mari, dont la mémoire est une bénédiction, m’a relaté les faits suivants.

     Lorsque l’on a levé son maintien sous bonne garde, après onze mois d’incarcération, à Alma Ata, on lui a dit qu’il pouvait se rendre où bon lui semblait, à la condition de ne pas quitter la région du Kazakhstan. C’était, pour lui, le plus haut degré de liberté qui soit. Il ne pouvait pas imaginer une situation en laquelle personne ne le suivait, personne ne surveillait ses actions.

     Il était animé d’un profond désir de partager sa joie avec quelqu’un. A n’en pas douter, de nombreuses idées lui venaient alors à l’esprit, qui auraient pu alimenter une discussion de Torah, à ce sujet. Mais, il n’y avait pas un seul Juif, là-bas, avec lequel il pouvait échanger ces propos de Torah. Encore une fois, mon mari a donc dû étrangler son désir au fond de lui, mais, en l’occurrence, cela se passait d’une autre façon(341).

     Mon mari m’a raconté tout cela quelques mois plus tard. Et, alors, il a tout revécu encore une fois, avec une grande intensité.

La tragédie de la perte des manuscrits

     L’existence de mon mari a été une tragédie et ma situation, après son décès, est tragique également. Il a tant écrit, de son vivant. Mais, des milliers de pages manuscrites sont restées dans son cabinet de travail, dans notre maison, qui a été détruite par Hitler.

     Quant à ses autres écrits de ‘Hassidout et de Kabbala, qui ont été rédigés pendant ses six années de pérégrination, jusqu’à deux semaines avant son décès(342), je les ai laissés à Moscou(343). C’est là, en effet, que ces manuscrits m’ont été enlevés et qu’ils ont été placés dans une cachette(344). Qui sait où ils se trouvent, à l’heure actuelle ?

11 Sivan 5713(338),

Une pratique favorable pour avoir une longue vie

     C’est aujourd’hui le cinquante-troisième anniversaire de mon mariage(345). De nombreux événements se sont produits, durant cette période, pour tous, en général et pour chacun, en particulier. Je peux dire que : « j’ai ressenti ma petitesse, devant tous ces bienfaits »(346).

     J’ai entendu, dernièrement, une explication, à propos de ce verset. Les bienfaits que D.ieu prodigue à un homme le rendent de plus en plus petit. Car, chaque épisode qu’il subit lui coûte un peu de ses forces, à la fois physiques et morales, quels que soient les efforts qu’il fait pour se renforcer.

     Depuis quelques temps, je me sens très faible. J’ai demandé à D.ieu, béni soit-Il, que nul ne se fasse du souci pour moi. Je ne veux surtout pas imposer des difficultés à quiconque. J’espère que D.ieu, béni soit-Il, me viendra en aide et qu’Il ne m’abandonnera pas.

     Une pensée me vient à l’esprit, un point qui n’est peut-être pas important, mais je souhaite, cependant, l’écrire. Depuis que je suis une maîtresse de maison vivant seule, j’ai accumulé, en remerciant D.ieu pour cela, un nombre significatif d’objets, qui m’ont été donnés par mon fils, puisse-t-il avoir de longs jours et de bonnes années, avec une grande joie et une profonde largesse.

     Que D.ieu, béni soit-Il, le récompense en lui accordant tout le bien et qu’il puisse poursuivre son œuvre avec de grandes forces, en bonne santé et dans la joie. Il m’a donné ces objets pour que je m’en serve et pour que cela me fasse plaisir. A l’issue de ma vie, D.ieu fasse qu’elle soit longue, ceux-ci seront remis à mon jeune fils(334) et à sa famille(347).

     Peut-être est-ce là une pensée pessimiste, mais peu importe. Je me souviens que mon mari m’a dit, une fois, que la rédaction d’un testament est une pratique favorable pour avoir une longue vie(348). Mon fils, qu’il ait lui-même une longue vie, vient de me quitter. Ses visites me vivifient pour toutes les vingt-quatre heures de la journée, jusqu’au lendemain, avec l’aide de D.ieu.

Publication d’une lettre de Rabbi Lévi Its’hak

     Quelques semaines se sont écoulées. Je ne me sens pas très bien. Peut-être suis-je un peu plus faible, mais sans doute n’y a-t-il là qu’un état d’esprit passager, qui disparaîtra à l’avenir. Je me souhaite d’assister à la publication des lettres de mon mari, dont la mémoire est une bénédiction, figurant dans ces manuscrits(349).

     De cette façon, sera publiée une partie des enseignements de cette source qui ne se tarissait jamais, de celui qui n’a pas cessé un seul instant de penser aux paroles de la Torah. Et, lorsqu’il n’avait pas la possibilité d’exprimer ses pensées par la parole, il les écrivait, d’une manière progressive, sur des feuilles de papier.

     Sans le moindre doute, j’ai le droit de ressentir un tel espoir, après tout ce que j’ai pu voir, dans ma vie. En tout état de cause, il fallait que cela soit fait. Je ne peux pas personnellement apporter mon concours à la réalisation de ce projet, mais je désire fortement qu’il voit le jour. J’espère qu’au final, il en sera bien ainsi(350).

Vendredi 19 Mena’hem Av 5713(338),

     C’est aujourd’hui le neuvième anniversaire du décès de mon mari, dont la mémoire est une bénédiction. Chaque année qui passe me fait ressentir encore plus clairement la solitude. En ce jour, se mettent en éveil, d’une façon ou d’une autre, tous les endroits douloureux.

     Je demande que mon fils, auquel D.ieu accordera de longs jours et de bonnes années, et son épouse aient une longue vie, qu’ils disposent du bien et du confort, au sens le plus littéral, que nous ayons le mérite de profiter les uns des autres.

Notes

(330) 1952.

(331) Ce passage fait référence à la période Chiili.

(332) Cette phrase ne figure dans le rite ‘Habad, comme la Rabbanit l’indiquera elle-même par la suite. Rabbi Lévi Its’hak ne la disait donc pas, quand il priait seul. En revanche, quand il participait à la prière publique, il partageait le rite des présents.

(333) La Rabbanit naquit le 28 Tévet 5640 (1880).

(334) Le ‘Hassid, Rav Israël Aryé Leïb, né le 21 Iyar 5666 (1906) et décédé le 13 Iyar 5712 (1952).

(335) La Rabbanit ne savait pas, à l’époque, que son jeune fils avait déjà quitté ce monde, car le Rabbi lui avait caché son décès. Puis pendant les sept jours de deuil, il avait continué à lui rendre visite chaque jour, comme à son habitude. Enfin, par la suite, il lui avait régulièrement écrit des lettres en contrefaisant la signature de son frère.

(336) Madame Guénya Dévora, fille de Rav Yochoua, née le 25 Elloul 5670 (1910) et décédée le 21 Tévet 5757 (1997).

(337) Madame Dalya Rothman, née le 20 Mar’ Hechvan 5705 (1944).

(338) 1953.

(339) Cette date a déjà été mentionnée ci-dessus.

(340) De son mari, Rabbi Lévi Its’hak.

(341) En d’autres termes, une fois de plus, il ne faisait pas ce qu’il voulait, mais, jusqu’alors, il en était ainsi du fait d’une contrainte extérieure, alors que cette fois-là, il se trouvait lui-même dans l’impossibilité de faire ce qu’il désirait, du fait de la situation qui était alors la sienne.

(342) Qui a été décrit ci-dessus.

(343) La Rabbanit en parlait, à la date du 3 Chevat.

(344) On consultera, à ce propos, deux lettres du Rabbi, celle du 6 Kislev 5718 (1957) et celle du 3 Tévet 5720 (1959), qui sont publiées dans ses Iguerot Kodech, tome 16, à la page 128 et tome 19, à partir de la page 117.

(345) Célébré en 5660 (1900).

(346) Vaychla’h 32, 11.

(347) Son épouse et sa fille, précédemment citées.

(348) On verra, à ce propos, la lettre du Rabbi du 8 Tamouz 5711 (1951) et celle du 20 Tamouz 5715 (1955), qui figurent dans ses Iguerot Kodech, tome 4, à la page 373 et tome 11, à la page 263.

(349) A l’époque, l’exemplaire du Zohar avec les commentaires de Rabbi Lévi Its’hak n’était pas encore parvenu dans les pays de l’ouest. La Rabbanit ‘Hanna fait donc allusion ici aux lettres de son père que le Rabbi avait reçues, entre 5688 et 5699 (1928 et 1939) et dont la publication est présentée dans la note suivante.

(350) Le 20 Mena’hem Av 5730 (1970), à l’occasion de la vingt-cinquième Hilloula de Rabbi Lévi Its’hak, que la mémoire du Tsaddik soit une bénédiction, après la prière de Min’ha, le Rabbi a demandé que l’on commence à préparer la publication des écrits de son père, rédigés sur l’exemplaire du Zohar et celui du Tanya que sa mère, la Rabbanit lui avait apportés, de l’endroit de leur exil. Puis, le Roch ‘Hodech Mena’hem Av de la même année, ont été publiés le Likouteï Lévi Its’hak, notes sur le Tanya et les notes sur le Zohar Béréchit. A Pourim de l’année suivante, 5731, parurent le Torat Lévi Its’hak, commentaires nouveaux et précisions sur le Talmud, la Michna et la Guemara. Enfin, à la veille du saint Chabbat qui bénit le mois de Mena’hem Av 5732, fut publié le Likouteï Lévi Its’hak, recueil sur les versets du Tana’h et les enseignements de nos Sages, d’une part, Iguerot Kodech, les lettres de Rabbi Lévi Its’hak, d’autre part.