Les juifs « des croyants fils de croyants » ? La foi inhérente à la judéité ? Et le charbonnier dans tout ça ? Les juifs, nous dit la Tradition, sont des « croyants fils de croyants ». Portée extraordinaire de cette sentence : la foi serait donc inhérente à la judéité même ! Mais la foi, du moins dans ce cap extrême du continent asiatique qu’on appelle l’Europe, a mauvaise presse. N’est-elle pas, par association presque inévitable de mots, celle du charbonnier ? Essayons pourtant d’en donner une définition juive : pour la ‘Hassidout la foi est la reconnaissance profonde du Créateur non pas comme la conséquence d’une analyse rationnelle mais en tant que donnée de l’âme, enracinée en elle, déjà là. Bien sûr, il est parfaitement possible de parvenir à la conscience du divin par la seule réflexion mais cette démarche, parfaitement honorable au demeurant, n’incarne pas la spécificité juive. Si l’étude, la discussion au plus près des textes, l’effort pour aller au plus loin de ce que la pensée peut atteindre sont essentiels au judaïsme, ils restent seconds, ne créent pas la foi, d’ores et déjà présente, mais éventuellement la révèlent chez celui ou celle qui, travaillant les textes est, à son tour, « travaillé » par eux.

Si cette « infrastructure » spirituelle qui marque la judéité s’élève à la plénitude de son sens avec le don de la Torah, elle apparaît bien plus tôt dans le récit biblique avec Abraham, le premier des Patriarches. Encore enfant, nous raconte le Midrach, il reconnaît l’existence du D.ieu unique, omniprésent, incorporel : « Abraham, notre père disait : se peut-il qu’un tel monde n’ait pas de Maître » (Béréchit Rabbah 39,3). Pourtant, le récit biblique concernant Abraham ne commence que bien plus tard par la célèbre injonction divine : « Va pour toi, hors de ta terre et de ton pays natal et de la maison de ton père » (Genèse 12,1). Tout se passe alors comme si la quête intellectuelle personnelle accomplie par Abraham n’avait plus de réelle signification malgré son antériorité; comme si, précisément, la judéité d’Abraham ne transparaissait vraiment que dans le « Va-t-en » proclamé par D.ieu.

C’est qu’en effet cet ordre donné est, par excellence, l’expression de la spécificité du judaïsme, du particularisme en lequel s’enracine son universalisme. La démarche d’Abraham découvrant intellectuellement le divin n’est pas spécifiquement juive. Elle ne le devient que lorsqu’est dépassé l’homme Abraham et que retentit l’ordre de D.ieu « Va-t-en ». Car, à cet ordre, la Tradition donne une toute autre portée que celle du départ obligé de la terre natale. Le départ dont il s’agit ici est celui qui laissera derrière soi les immenses territoires des désirs et des habitudes acquises, des pesanteurs routinières et des tropismes impensés : c’est sa volonté propre qu’il faut en définitive laisser derrière soi pour parvenir à la Volonté divine. Au demeurant, l’approche seulement intellectuelle, aussi noble soit-elle, ne peut jamais qu’être liée, par définition, aux composants de la création. Or, c’est le lien intemporel, celui d’une foi inscrite au plus profond de soi, le lien qui attache au Créateur qu’il s’agit de retrouver.

C’est bien ainsi qu’il faut comprendre le véritable renversement que semble opérer une maxime talmudique : « Celui à qui il a été ordonné et qui accomplit (les Commandements de D.ieu) est plus grand que celui à qui il n’a pas été ordonné et qui accomplit ». Etrange pensée qui fait fi du pouvoir de la conviction ! Mais l’acte qui ne résulte que d’une volonté personnelle est irrémédiablement mêlé de contingence. Produit de la créature, il demeure limité à la portée du fini. En revanche, dans le Commandement divin s’exprime, à hauteur de ce que chacun peut en recevoir, la puissance infinie de son Auteur. Et, par l’accomplissement du Commandement, l’univers humain est, en retour, pénétré de la présence du divin, éclairé d’une lumière nouvelle, se trouve conduit vers son apogée. Il est assez improbable, tout bien pesé, que le charbonnier puisse, à l’instar du juif (qu’on veuille bien ne pas poser la question d’un charbonnier juif !), en avoir pleinement conscience.


Haïm Faynsilber