Lettre n° 166

Par la grâce de D.ieu,
Jeudi 14 Mena'hem Av 5704,

Au très cher monsieur Tsvi Palmer,

Je vous salue et vous bénis,

Je voudrais, tout d'abord, m'excuser de n'avoir pu répondre à votre lettre jusqu'à maintenant, pour des raisons indépendantes de ma volonté.

A) Je suis d'accord avec vous lorsque vous dites que chacun porte "ses propres lunettes"(1), avec lesquelles il considère toute chose. Néanmoins, je ne comprends pas pourquoi vous dites qu'il en est ainsi seulement lorsque l'on considère le passé. Il me semble que l'on porte plus aisément ces lunettes lorsque l'on envisage le présent, qui est beaucoup plus déterminant, pour l'existence actuelle et qu'il est donc bien plus difficile de l'envisager dans l'optique de la vérité absolue, en faisant abstraction des intérêts personnels et de l'amour propre.

B) Comment peut-on éviter une erreur découlant de la perception "par ses propres lunettes", lorsque l'on analyse un événement du passé?

La manière la plus efficace est d'analyser les mots de celui qui raconte cet événement, qui l'a vécut, qui connaît cette époque. Si cela ne suffit pas, il faut, en outre, recueillir le témoignage de ceux qui furent les plus proches du moment où cet événement s'est déroulé.

En conséquence, pour bien comprendre l'enseignement, concernant la Mitsva des Tefilin, que donne Rabbi Chimeon Ben Eléazar, dans le traité Chabbat 130a(2), je me suis arrêté sur une phrase de la Guemara qui semble, à première vue, totalement incompréhensible.

Rabbi Chimeon adopte ici des positions très tranchées:
1. Nul n'a été jusqu'à la mort pour mettre en pratique la Mitsva des Tefilin.
2. La pratique de cette Mitsva par les Juifs est faible.

Or, la Guemara recherche l'explication d'une telle situation, donne l'avis de Rabbi Yanaï(3), à ce propos. Pourquoi n'observe-t-elle pas ce qui se passe concrètement chez les Juifs? Mettent-ils les Tefilin ou non? C'est ainsi que l'on pourra vérifier s'il y a bien un affaiblissement de cette pratique, comme le prétend Rabbi Chimeon.

Et pourquoi rapporter le récit d'Elisha "qui avait des ailes"(4)? Renforce-t-il l'affirmation de Rabbi Chimeon? Or, un récit, que mentionne la Guemara, doit nécessairement appuyer l'avis, l'interprétation, le commentaire précédemment exposés, mais non faire la preuve que le récit de ce Sage s'est effectivement passé.

Une explication de tout cela est nécessaire. J'ai donc consulté l'interprétation de Rachi et des Tossafot, qui ont vécu cinq ou six siècles après l'époque talmudique et qui ont appris le sens simple de la Guemara auprès de Rabbi Guerchom Maor Hagola, de Babel, où le Talmud fut rédigé.

Ces commentaires permettent de comprendre clairement pourquoi la Guemara cite ces récits, de même que la remarque de Rabbi Yanaï. Il ne faut donc pas comprendre les propos de Rabbi Chimeon selon leur sens premier. Voilà, en réalité, ce qu'il faut déterminer:
1. Comment a-t-on pu vérifier qu'ils ne se sacrifiaient pas pour la Mitsva des Tefilin comme ils auraient dû le faire?
2. Quelle est la faiblesse dont ils firent preuve, en la matière?

La réponse à ces questions figure dans ma précédente lettre(5).

C) J'ai cité les propos de Rabbi Chimeon comme illustration:
1. de l'attention que mérite la Mitsva des Tefilin,
2. de la manière dont elle fut mise en pratique lorsque pouvait en résulter une mort certaine. Bien plus, certains les portaient alors dans la rue et toute la journée, comme je le soulignais dans ma précédente lettre(5).

D) Vous m'écrivez qu'en Amérique, tous pratiquent la circoncision, alors que, dites-vous, beaucoup ne mettent pas les Tefilin. C'est précisément ce que disait Rabbi Chimeon. La circoncision est une Mitsva forte(6) alors qu'un affaiblissement peut être constaté pour ce qui concerne les Tefilin.

Comme je l'ai dit, à mon avis et en me basant sur les commentaires d'hommes qui vécurent neuf siècles plus près de nous que Rabbi Chimeon, ce dernier, lorsqu'il parle d'affaiblissement, veut dire que cette Mitsva n'est pas aussi forte qu'elle aurait dû l'être. C'est ce que j'ai expliqué plus haut.

Néanmoins, je suis de votre avis sur le point suivant, que j'introduirai par une image. Quelques hommes avancent ensemble sur une route. Soudain, l'un d'entre eux, se trouvant dans l'obscurité, s'écarte du droit chemin et s'égare. Un peu plus tard, il s'aperçoit qu'il se trouve au milieu de la forêt, où il n'y a pas de routes, pas de maisons, pas d'hommes.

Comment en est-il arrivé là? Car, on ne passe, d'un instant à l'autre, du milieu de la grande route au fin fond d'une sombre forêt. Dans un premier temps, il s'est écarté d'un pouce, puis d'un autre. Et puis, peu à peu, il s'est retrouvé au milieu de la forêt.

Il en est de même pour ce qui fait l'objet de notre propos.

Déjà, à l'époque de Rabbi Chimeon, une faiblesse fut constatée. On mettait les Tefilin, mais l'on ne risquait pas sa vie en les portant dans la rue, toute la journée. Puis, l'on s'est écarté, pouce après pouce, jusqu'à ce que certains Juifs connaissent la situation qui est actuellement la leur.

Je voudrais maintenant vous poser la question suivante. Si l'on observe le nombre de couples qui ont fait un mariage mixte, les rencontres de prêtres et de rabbins, le Chabbat et le dimanche, les séminaires rabbiniques, dans lesquels on forme à la fois des rabbins et des prêtres, un rabbin que des centaines de milliers de Juifs américains considèrent comme un responsable communautaire, qui jette un chandelier se trouvant dans une synagogue depuis plusieurs siècles, se vante de son acte dans tous les journaux et conserve ses responsabilités, si l'on réunit toutes les "palmes" qui reviennent à l'Amérique dans ces différents domaines, que restera-t-il du peuple juif, dans la génération de nos enfants?

Avec mes souhaits les meilleurs et ma bénédiction de Techouva immédiate, délivrance immédiate,

Rav Mena'hem Schneerson,
Directeur du comité exécutif

Vous citez, dans votre lettre, le philosophe français Voltaire, la vie qu'il a eue et son attitude envers les autres hommes. Il est une des meilleures illustrations de la nécessité de réaliser l'harmonie entre l'intellect et les passions du coeur, comme je l'expliquais dans ma précédente lettre(5) et de ce qui peut se passer lorsque cette harmonie n'est pas réalisée.

Notes

(1) A sa propre vision des choses.
(2) Il dit: "Les Juifs accomplissent faiblement une Mitsva pour laquelle ils n'ont pas fait don d'eux-mêmes, par exemple celle des Tefilin".
(3) Il dit: "Pour porter les Tefilin, il faut avoir un corps pur, comme ce fut le cas pour Elisha «qui avait des ailes»". Voir la note suivante.
(4) Parce que les Tefilin qu'il portait, lorsqu'il fut poursuivi et rattrapé par un romain, se changèrent en ailes de colombe.
(5) La lettre n°159.
(6) C'est également ce que dit Rabbi Chimeon, à la même référence, dans le traité Chabbat.